Chronique parisienne
PAR ADOLPHE TAVERNIER

Peut-être n'est-il pas trop tard pour parler encore d'elle ou de lui (on ne sait au juste). C'est de cet Anglais amateur, pêle-mêle, de valets d'écurie, de grooms, de fils de lords que j'entends parler, de cet Oscar Wilde, ce gros blond fadasse, au visage imberbe, dont, voici quelques mois, on nous annonçait pompeusement l'arrivée à Paris, en nous engageant à admirer très fort cet « esthète » au dandinement spécial.

Certaine presse fut très tendre pour cet antiphysique, qui refusa énergiquement d'aller voir la belle pièce de Dumas l'Ami des femmes. La place qu'on mesure parcimonieusement au livre fraîchement éclos du penseur qui vit modestement dans son coin, on la donna très large à ce personnage suspect — depuis nombre d'années. Pensez donc : il était étranger, ce qui est tout d'abord un titre à notre estime et à notre admiration ; ensuite, il s'était longtemps promené dans la vie « avec un lys à la main »! Sentez-vous tout le « préraphaélisme » de cette attitude ?

Il n'en fallait pas plus pour éveiller la curiosité sympathique des snobs, si nombreux en notre plaisant pays de France — le plus gobeur qui soit au monde.

L'auteur du Mari idéal, c'est sans doute, d'après notre Oscar, celui qui épouse sa tante ! — fut choyé comme un grand homme : — et il ne tenait qu'à lui de voir s'ouvrir toutes grandes devant son génie pénétrant les portes de nos théâtres les plus cadenassées pour les simples Français de talent.

Mais voici que notre gaillard, non content d'enlever les fils à leurs pères, voulut, poussé par je ne sais quel sadisme particulier, étaler à la grande lumière des débats judiciaires les turpitudes contre nature dont il se repaissait quotidiennement à Londres — et sans, d'ailleurs, s'en cacher, puisque de nombreux témoins oculaires ont pu détailler ses vilaines fantaisies.

Peut-être comptait-il sur les nombreux complices qu'il se connaît dans la haute société anglaise pour limiter le scandale à une flétrissure dépourvue de sanction pénale et se ménager une impunité excitante.

Une façon comme une autre de faire une retentissante profession de foi pour « racoler » des clients de marque.

Car ce n'est un secret pour personne que cette bonne société anglaise, qui a des nausées indignées quand elle parle des « vices français », est tout simplement la plus pourrie du monde. Le marquis de Sade compte à Londres une véritable armée de disciples qui ont, dit-on, perfectionné les raffinements du maître démoniaque.

Certains procès, comme ceux des « petits télégraphistes » londoniens, en disent long sur ce sujet, et l'on assure que, si l'on avait dû arrêter tous les grands seigneurs qui prodiguaient leurs favours et leurs livres sterling à ces jeunes messagers trop complaisants, on serait arrivé tout doucement à la suppression, rêvée par certains hommes d'Etat doutre-Manche, de la Chambre des lords.

On n'osa pas mettre la main au collet des entrepreneurs de ce « Panama » des mauvaises mœurs : ils étaient trop — et surtout trop haut placés !

Mais c'était bien mal connaître l'hypocrisie des moeurs anglaises que de s'imaginer que les magistrats de là-bas allaient laisser croire au monde que le vice cher à l'auteur du Malheur d'être Ernest pouvait être impunément déifié en pleine audience. Passe encore de le pratiquer, durent penser ces juges sévères ; mais en discourir si délibérément ! Quelle faute ! Quel crime ! Ceci méritait un châtiment exemplaire.

Ainsi devait se retourner contre l'imprudent Oscar la plainte portée contre le brave lord Douville-Maillefeu — je veux dire contre lord Queensberry — enfant terrible, toujours prêt à boxer et à démolir de ses poings robustes les hypocrites conventions mondaines.

Il en coûtera, dit-on, de nombreuses années de travaux forcés à l'esthète au lys d'or pour avoir eu le cynisme de mettre ses paroles d'accord avec ses actes, et ses compatriotes seront d'autant plus impitoyables qu'ils tiendront à proclamer urbi et orbi qu'Oscar Wilde est chez eux une monstrueuse exception et qu'il n'y a pas de société plus pure que celle qui met journellement en pratique ce précepte trop hospitalier : « Laissez venir à moi les petits télégraphistes ! »

C'est égal : ce procès aura ouvert un singulier jour non seulement sur les moeurs de certains « amateurs » britanniques, mais encore et surtout sur les rapports qui existent là-bas entre pères et fils. C'est devenu un lieu commun chez nous, depuis quelque temps, de déclamer contre le relâchement des liens de la famille. En revanche, on nous vantait, sur le mode lyrique, le « sweet home » des gens d'outre-Manche, le respect dont ils entouraient le chef vénéré de la famille. Il va falloir joliment en rabattre. Voici un fils qui aux représentations trop fondées d'un père soucieux de la bonne renommée de sa maison trouve ceci à répondre : « Vous êtes un drôle de petit bonhomme » et, comme, indigné, lord Queensberry traite le polisson comme il le mérite, ce modèle des fils promet à son père de lui décharger dessus un revolver à la première occasion. Je sais bien que nous avons affaire ici à un dévoyé que la fréquentation trop assidue de l'homme au lys d'or a perverti jusque dans les moelles, mais je ne crois pas qu'on trouverait facilement en France le pendant de ce jeune lord aux traits efféminés et flétris par ses orgies honteuses, qui n'a pas l'énergie de se soustraire à la monstrueuse domination de son Vautrin-vampire, mais qui retrouve tout son sang-froid et toute sa volonté pour résister aux ordres de son père et, au besoin, pour menacer d'attenter à sa vie. O les joies de la famille !

Ce qui vient de se passer à Londres n'est point pour déplaire à nombre de Français qui ont l'horreur de l'hypocrisie, de l'égoïsme et de la mauvaise foi britanniques. Le gros poussah qui a nom Blowitz s'imagine qu'il suffirait de quelques notes et articles grassement rétribués insérés dans certaines feuilles françaises pour retourner l'opinion publique à l'endroit de la politique anglaise. Il faut avoir la conscience sophistiquée de ce « sans-patrie » (qui s'est fait naturaliser citoyen français afin de pouvoir impunément baver sur son pays d'adoption) pour s'imaginer qu'on dispose ainsi de l'opinion des gens. En supposant qu'il trouve des journaux complaisants pour le joli rôle qu'il leur veut faire jouer — et l'hypothèse est flatteuse pour les confrères qui reçoivent à bras ouverts le poussah du Times — croit-il donc que ces notes plus ou moins amphigouriques auraient le pouvoir de rendre sympathiques aux Français les déprédations britanniques et les fantaisies contre nature chères à Oscar Wilde ?

L'Angleterre, qui a pour principe de gouvernement que tout s'achète et se vend, y dépenserait vainement tout son or.

Je n'ai pas la naïveté de penser que la « caisse noire » ne trouverait pas ici — comme dans toute autre capitale, d'ailleurs — quelques feuilles complaisantes ; je me garderai également bien d'affirmer que notre Paris ne compte pas quelques répugnants « esthètes » dignes de rivaliser avec le mentor du jeune lord au cœur léger. Mais j'ai la certitude que de Blowitz, qui semble aspirer à l'honneur de distribuer à une certaine presse les « entrefilets utiles » à la politique anglaise, se met le doigt dans l'oeil s'il pense influencer ainsi favorablement l'opinion publique chèz nous.

Nous avons dans le sang la haine de l'Anglais parce que nous savons qu'il n'a jamais répondu à notre générosité chevaleresque que par la mauvaise foi la plus vile, à notre magnanimité que par l'envie la plus basse. Enfin, pour tout dire, l'Anglais, c'est l'ennemi de tout ce qui est beau, noble et désintéressé — et si l'adipeux Blowitz compte sur les fonds secrets de son ambassade pour modifier notre opinion, il se blouse une fois de plus. Que nos voisins gardent donc précieusement leurs livres sterling : ils en ont besoin pour acheter les ennemis qu'ils n'osent combattre le fer à la main et pour payer les petits télégraphistes — qui, paraît-il, deviennent très exigeants — tant ils sont demandés à Londres.

ADOLPHE TAVERNIER.

Parisian chronicle
BY ADOLPHE TAVERNIER

Maybe it's not too late to talk about her or him again (we don't know exactly). It is of this amateur Englishman, pell-mell, of stablehands, grooms, sons of lords that I hear about, of this Oscar Wilde, this fat, fat, bland blond, with a beardless face, of whom, a few months ago , we were pompously announced our arrival in Paris, urging us to admire this "aesthete" with his special waddling.

Certain press were very fond of this antiphysical, who vehemently refused to go and see Dumas' fine play, L'Ami des femmes. The place that is parsimoniously allocated to the newly hatched book of the thinker who lives modestly in his corner has been given very large space to this suspect character—for many years. Just think: he was a stranger, which is first of all a title to our esteem and our admiration; then he had wandered through life for a long time "with a lily in his hand"! Do you feel all the “pre-Raphaelitism” of this attitude?

That was all it took to arouse the sympathetic curiosity of the snobs, so numerous in our pleasant country of France—the most gluttonous in the world.

According to our Oscar, the author of The Ideal Husband is undoubtedly the one who marries his aunt! — was pampered like a great man: — and it was up to him to see the doors of our most padlocked theaters open wide before his genius for simple talented Frenchmen.

But now our fellow, not content with taking the sons away from their fathers, wanted, pushed by I don't know what particular sadism, to expose in the light of the legal debates the unnatural turpitudes on which he feasted daily in London - and without , moreover, to hide from it, since many eyewitnesses were able to detail his ugly fantasies.

Perhaps he was counting on the many accomplices he knew in English high society to limit the scandal to a branding devoid of penal sanction and to spare himself an exciting impunity.

A way like any other to make a resounding profession of faith to “solicit” high-profile clients.

Because it's no secret that this good English society, which has indignant nausea when it speaks of "French vices", is quite simply the most rotten in the world. The Marquis de Sade has a veritable army of disciples in London who, it is said, have perfected the refinements of the demonic master.

Certain trials, such as those of the "little telegraph operators" in London, say a lot about this subject, and it is asserted that, if we had had to arrest all the great lords who lavished their favors and their pounds sterling on these young messengers who were too complacent, we would have arrived very slowly at the suppression, dreamed of by certain statesmen across the Channel, of the House of Lords.

No one dared to put their hands on the collar of the entrepreneurs of this "Panama" of bad morals: they were too much - and above all too highly placed!

But it was very misunderstanding of the hypocrisy of English mores to imagine that the magistrates there were going to let the world believe that the vice dear to the author of Le Malheur of being Ernest could be deified with impunity in full audience. Don't practice it again, these severe judges must have thought; but to discuss it so deliberately! What a mistake! What a crime! This deserved an exemplary punishment.

Thus was to turn against the imprudent Oscar the complaint brought against the brave Lord Douville-Maillefeu—I mean against Lord Queensberry—a terrible child, always ready to box and demolish hypocritical worldly conventions with his sturdy fists.

It will cost, it is said, many years of forced labor for the esthete au lys d'or for having had the cynicism to put his words in agreement with his actions, and his compatriots will be all the more pitiless as they will make a point of proclaiming urbi et orbi that Oscar Wilde is among them a monstrous exception and that there is no purer society than that which daily puts into practice this too hospitable precept: "Let the little telegraphers come to me ! »

It is equal: this trial will have opened a singular day not only on the morals of certain British "amateurs", but also and above all on the relations which exist over there between fathers and sons. It has become commonplace among us for some time to declaim against the loosening of family ties. On the other hand, we were lyrically praised for the "sweet home" of the people from across the Channel, the respect with which they surrounded the venerated head of the family. You'll have to cut it down nicely. Here is a son who, to the too well-founded representations of a father concerned with the good name of his house, finds this to answer: "You are a funny little fellow" and, as, indignantly, Lord Queensberry treats the rascal as he deserves, this model of sons promises his father to unload a gun on him at the first opportunity. I know very well that we are dealing here with a rogue whom the excessive frequentation of the man with the golden lily has perverted to the very marrow, but I do not believe that one would easily find in France the counterpart of this young lord. with effeminate features and withered by his shameful orgies, who does not have the energy to escape the monstrous domination of his Vautrin-vampire, but who regains all his composure and all his will to resist the orders of his father and, if necessary, to threaten to take his life. O the joys of the family!

What has just happened in London is not to displease many French people who have a horror of British hypocrisy, selfishness and bad faith. The fat pushah whose name is Blowitz imagines that a few lavishly rewarded notes and articles inserted in certain French papers would suffice to turn public opinion back to English politics. You have to have the sophisticated awareness of this "homeless" (who naturalized himself as a French citizen in order to be able to drool over his adopted country with impunity) to imagine that people's opinions are thus available to them. Assuming that he finds newspapers complacent for the nice role he wants them to play — and the hypothesis is flattering for the colleagues who receive the push from the Times with open arms — does he therefore believe that these notes more or less would have the power to make the French sympathetic to the British depredations and unnatural fantasies dear to Oscar Wilde?

England, whose principle of government is that everything is bought and sold, would spend all her gold there in vain.

I'm not naive enough to think that the “slush fund” wouldn't find here—as in any other capital, for that matter—a few complacent papers; I will also be careful not to assert that our Paris does not have a few repugnant "aesthetes" worthy of rivaling the mentor of the light-hearted young lord. But I am certain that de Blowitz, who seems to aspire to the honor of distributing to a certain press "useful short notes" on English politics, is putting his finger in the eye if he thinks of thus favorably influencing the public opinion here.

We have hatred of the Englishman in our blood because we know that he has never responded to our chivalrous generosity except by the vilest bad faith, to our magnanimity except by the basest envy. Finally, to be honest, the Englishman is the enemy of all that is beautiful, noble and disinterested - and if the fat Blowitz counts on the secret funds of his embassy to modify our opinion, he once again. Let our neighbors therefore treasure their pounds sterling: they need them to buy the enemies they dare not fight with iron in their hands and to pay the small telegraph operators - who, it seems, are becoming very demanding - so much are they requested in London.

ADOLPHE TAVERNIER.

Document matches
None found