L'ACTUALITÉ
LE PROCÈS OSCAR WILDE

Ce procès restera célèbre dans les annales judiciaires anglaises, moins peut-être pour les dessous scandaleux qui y furent mis en lumière que pour la situation presque tragique du poursuivant, qui, tout à coup, devint un accusé public, accablé sous les charges les plus monstrueuses.

On connaît les deux parties : le marquis de Queensberry, un excentrique notoire, mais honnête homme, si l'on en juge par le soin paternel dont il a voulu couvrir la moralité de son fils lord Alfred Douglas...; Oscar Wilde, un littérateur plein de talent, auteur dramatique célèbre, esprit osé, paradoxal, extravagant, êtré dépravé, comme on va le voir.

Malgré ses ordres réitérés, le marquis ne parvenait pas à séparer son fils de Wilde. Il écrivit alors, sur une simple carte de visite, les plus grossières injures à l'adresse de l'écrivain et il laissa cette diatribe entre les mains du concierge d'un club fréquenté par ce dernier. Les injures étaient tombées dans le domaine public. Pour s'en relever, il fallait poursuivre en diffamation leur auteur. Ayant eu jusqu'ici une bonne étoile, Oscar Wilde ne douta pas un instant du succès de sa cause, et il se jeta, tête baissée, dans la mêlée.

C'est ce qui explique son admirable sang-froid, l'air hautain, dédaigneux, sarcastique qu'il ne cessa de garder le premier jour du procès et l'insolence persifflante qu'il opposa aux questions embarrassantes de l'avocat de la partie adverse. Il est vrai qu'il ne s'agissait encore que de littérature et de correspondance sodomites. Pompeusement, Wilde qualifia d'artistiques toutes ses productions, affirma qu'un livre est bien ou mal écrit, sans portée morale ni immorale, haussa les épaules de mépris en parlant des philistins ignorants, incapables de le comprendre, sourit méchamment aux naïvetés de la foule et ferma la bouche de l'incisif défenseur du marquis par cette dure observation : « Vous n'êtes pas un artiste ! » Me Carson, qui a bec et ongles, lui renvoya cruellement la balle : « A la plupart de vos réponses, je me félicite de ne pas être un artiste... »

Le lendemain, Oscar perdit un peu de son assurance. Insidieusement, Me Carson l'enferra plus d'une fois dans ses inextricables questions, terribles par leur sous-entendu obscène. Le poursuivant en diffamation devenait visiblement un accusé. Il lui était, en effet, bien difficile d'empêcher qu'on ne prouvât son immoralité et, par là même qu'on ne convainquît le jury du bien-fondé des injures de Queensberry. A sa grande surprise, sans doute quelque peu feinte, Wilde entendit que Me Carson était prêt à faire venir déposer devant la cour les jeunes gens même complices de ses plaisirs. Ils l'avaient donc trahi ! Mais pourquoi pas ? Lui ne leur avait donné que quelques livres sterling. Pour déposer contre lui, pour raconter leur vie, ils avaient reçu probablement bien davantage. Son audace ne l'abandonna pas, et il se retira, rageusement, dans sa dignité offensée, prétendant qu'il avait été l'ami de ces jeunes gens à cause de leur jeunesse rieuse, qu'il leur avait fait des présents à cause de leur pauvreté, que leur infime condition de valet ne l'avait arrêté en rien par la raison qu' « il ne donnerait point deux sous pour la différence elle-même des classes de la société ».

Toutefois, le vendredi matin advint un coup de théâtre. Wilde ne parut pas en cour, et, quand Me Carson s'apprêta froidement à faire la preuve des charges en appelant à la barre des témoins les complices de l'écrivain, l'avocat de ce dernier demanda la parole et, dans un long galimatias incompréhensible, donna les raisons pour lesquelles son client se désistait de sa plainte...

Il y eut un ahurissement général dans la salle et dans Londres, où les éditions spéciales des journaux portaient aussitôt la nouvelle, bien que l'on s'attendît évidemment à ce que le procès fût perdu par le plaignant.

Aussitôt, le vote du jury eut lieu, et le marquis de Queensberry fut relevé de la caution de 500 livres sterling précédemment déposée entre les mains de la justice.

Le soir même du vendredi, Oscar Wilde était arrêté et incarcéré sous l'inculpation d'atteinte à la pudeur.

En Angleterre, les choses ne traînent pas. Samedi matin, à dix heures, il comparaissait déjà sous cette charge devant ses juges et les témoins étaient cités contre lui. Ce sont les jeunes gens dont il a été parlé plus haut.

La justice a, de même mis la main sur un individu nommé Taylor, dont le nom est revenu bien souvent dans le cours du procès et dont le métier fut éelui de pourvoyeur du vice...

L'on sait qu'Oscar Wilde est légion en Angleterre.

Les Anglais ragent des commentaires que feront le continent et l'Amérique sur leurs habitudes morales, et ils vouent à l'enfer le nom même de Wilde. Telle a été, du moins, l'impression produite sur moi par la lecture des journaux et par l'étudé patiente des yeux anglais, d'ordinaire ternes et placides, bleus d'acier et éclairés de haine en ces jours tandis qu'ils dévorent ces mêmes feuilles, soporifiques encyclopédies de Londres.

L'on s'attendait jeudi, jour fixé pour la suite du procès, à trouver un Wilde anéanti et livide. N'avait-on pas dit qu'il avait à peine touché à sa nourriture, qu'il avait eu des nuits agitées et pleines d'insomnie, qu'il s'était plaint amèrement du manque de confort auquel on l'avait astreint ? On comprend aisément que, pour un dandy efféminé tel que Wilde, la prison a dû paraître dure. Mais on avait compté sans l'énergie puissante de cet être singulier. Oscar Wilde est grand, svelte, bien fait, vêtu avec une correction et une distinction toute londoniennes. Sa figure pâlotte est éclairée de deux yeux noirs mélancoliques et rêveurs. Sa bouche, aux lèvres un peu fortes, a parfois un plissement sarcastique, mais généralement un sourire bon-enfant. Son front est bombé, plaqué sur les tempes de quelques frisures. Il porte ses cheveux divisés sur le sommet de la tête. Par quelle aberration un homme de cet aspect, fait pour voir choir à ses pieds bien des femmes, s'est-il laissé aller au plaisir des anciens ? Qui le dira ? N'y a-t-il pas au fond des plus belles natures une bête qui sommeille ?... Quoi qu'il en soit, la prison n'a pas abattu outre mesure Oscar Wilde, et, s'il est vrai, comme on l'a dit, qu'il ait pensé au suicide et cherché vraiment à se tuer, il faut croire qu'il a repris la maîtrise de lui-même, et c'est d'un front courageux qu'il est venu affronter le débat.

Il est impossible de rendre l'impression de dégoût produite sur tous par la longue série de témoignages nauséabonds qui ont rempli cette journée à la cour de Bow-street. Il n'y a nul danger à l'affirmer, tous ces jeunes gens dont la bouche a déversé avec tant d'aisance et d'effronterie les plus abominables ignominies sont des êtres éhontés, vicieux jusqu'à la corde, canailles sans pudeur, voleurs même, sans nul doute habiles maîtres chanteurs, qui ont vendu leurs passions afin de pouvoir exploiter les imprudents tombés en leurs filets. Il serait encore téméraire de préjuger l'issue de ce procès monstre ; mais j'inj[...]line à penser que ces êtres sans morale et sans probité ne profiteront point de leur belle besogne de délation.

Les yeux d'Oscar Wilde ont papilloté plus d'une fois aux cruelles crudités de langage de ces louches personnes. Sa nervosité s'est trouvée blessée d'une telle impudence. Aux autres instants de l'interrogatoire, il fut parfaitement comme perdu dans un rêve. Son co-accusé, Taylor, le pourvoyeur du vice, a gardé la pleine possession de lui-même : il fut guilleret même aux bons endroits de la procédure où d'insidieuses questions firent s'enferrer les abjects voyous.

Il faut avouer que la justice a touché, jeudi, au point le plus délicat du procès. Elle s'est efforcée de découvrir si les dénonciations n'avaient pas eu comme point de départ le chantage. Il est évident que, si la preuve pouvait être faite de ceci, peut-être les dénonciations et les attaques tomberaient d'elles-mêmes. Nous disons peut-être, car il semble, malheureusement, prouvé que la moralité de Wilde a été déplorable. Est-ce à dire que le chantage n'ait pàs eu lieu ? Certes, non ! Mais le chantage a été favorable d'abord au marquis de Queensberry, et il a tourné ensuite au profit de la justice, entre les mains de laquelle les preuves sont venues d'elles-mêmes.

Souhaitons que, si Wilde et Taylor sont condamnés, tous les dénonciateurs, qui ont fait monnaie de leurs vices, soient punis autant et même plus qu'eux.

La suite du procès est renvoyée au vendredi 19 avril.

JULIEN DESPRETZ.

NEWS
THE OSCAR WILDE TRIAL

This trial will remain famous in English judicial annals, perhaps less for the scandalous undersides that were brought to light there than for the almost tragic situation of the prosecutor, who suddenly became a public defendant, overwhelmed with the most serious charges. monstrous.

We know the two parties: the Marquess of Queensberry, a notorious eccentric, but an honest man, if we judge by the paternal care with which he wished to cover the morality of his son Lord Alfred Douglas...; Oscar Wilde, a talented writer, famous playwright, daring, paradoxical, extravagant, depraved being, as we shall see.

Despite his repeated orders, the Marquis was unable to separate his son from Wilde. He then wrote, on a simple visiting card, the grossest insults addressed to the writer and he left this diatribe in the hands of the concierge of a club frequented by the latter. The insults had fallen into the public domain. To recover from it, it was necessary to prosecute their author for defamation. Having hitherto had a lucky star, Oscar Wilde did not doubt for a moment the success of his cause, and he threw himself headlong into the fray.

This is what explains his admirable coolness, the haughty, disdainful, sarcastic air that he never ceased to keep on the first day of the trial and the mocking insolence that he opposed to the embarrassing questions of the lawyer for the opposing party. It is true that it was still only Sodomite literature and correspondence. Pompous Wilde qualified all his productions as artistic, affirmed that a book is well or badly written, without moral or immoral import, shrugged his shoulders in contempt when speaking of ignorant philistines, incapable of understanding him, smiled maliciously at the naivete of the crowd and closed the mouth of the incisive defender of the Marquis with this harsh observation: “You are not an artist! Mr. Carson, who is tooth and nail, cruelly threw the ball back at him: "To most of your answers, I congratulate myself on not being an artist..."

The next day, Oscar lost some of his confidence. Insidiously, Mr. Carson entangled him more than once in his inextricable questions, terrible by their obscene undertones. The libel suitor visibly became an accused. It was, in fact, very difficult for him to prevent his immorality from being proved, and thereby from convincing the jury of the validity of Queensberry's insults. To his great surprise, no doubt somewhat feigned, Wilde heard that Mr. Carson was ready to bring to court the young men, even accomplices in his pleasures. So they had betrayed him! But why not ? He had only given them a few pounds. To testify against him, to recount their lives, they had probably received much more. His audacity did not abandon him, and he withdrew furiously, in his offended dignity, claiming that he had been the friend of these young people because of their laughing youth, that he had given them presents because of their of their poverty, that their insignificant condition as a valet had in no way stopped him for the reason that "he would not give two sous for the difference itself between the classes of society".

However, on Friday morning came a dramatic change. Wilde did not appear in court, and when Mr. Carson coolly prepared to prove the charges by calling the writer's accomplices to the witness box, the latter's lawyer asked to speak and, in a long incomprehensible nonsense, gave the reasons why his client was withdrawing his complaint...

There was general bewilderment in the hall and in London, where the special editions of the newspapers immediately carried the news, although it was evidently expected that the suit would be lost by the plaintiff.

Immediately, the vote of the jury took place, and the Marquess of Queensberry was released from the bail of 500 pounds sterling previously deposited in the hands of justice.

The same Friday evening, Oscar Wilde was arrested and imprisoned on the charge of indecent assault.

In England, things don't drag out. Saturday morning, at ten o'clock, he already appeared under this charge before his judges and the witnesses were cited against him. These are the young people mentioned above.

Justice also got hold of an individual named Taylor, whose name came up very often during the course of the trial and whose job was that of purveyor of vice...

We know that Oscar Wilde is legion in England.

The English rage at the comments which the Continent and America will make on their moral habits, and they condemn the very name of Wilde to hell. Such, at least, was the impression produced on me by reading the newspapers and by the patient study of English eyes, usually dull and placid, steely blue and lit with hatred in those days as they devour these same sheets, soporific encyclopaedias of London.

We expected Thursday, the day fixed for the rest of the trial, to find a devastated and livid Wilde. Hadn't it been said that he had hardly touched his food, that he had had restless nights full of insomnia, that he had complained bitterly of the lack of comfort to which he had been forced? ? It is easy to understand that, for an effeminate dandy like Wilde, prison must have seemed harsh. But we had counted without the powerful energy of this singular being. Oscar Wilde is tall, slender, well-made, dressed with a proper London propriety and distinction. Her pale face is lit up by two melancholy, dreamy black eyes. His mouth, with somewhat strong lips, sometimes has a sarcastic pucker, but generally a good-natured smile. His forehead is curved, flattened on the temples of a few crimps. He wears his hair parted on the top of his head. By what aberration did a man of this appearance, made to see many women fall at his feet, indulge himself in the pleasure of the ancients? Who will tell? Is there not at the bottom of the most beautiful natures a beast that slumbers?... Be that as it may, prison did not overwhelm Oscar Wilde, and, if it is true, as we have said, that he thought about suicide and really tried to kill himself, we must believe that he regained control of himself, and it was with a courageous front that he came face the debate.

It is impossible to convey the impression of disgust produced on all by the long series of nauseous testimonies which filled that day at the Court of Bow-street. There is no danger in affirming it, all these young people whose mouths have spilled the most abominable ignominy with such ease and brazenness are shameless beings, vicious to the core, shameless scoundrels, even thieves, no doubt skilful blackmailers, who sold their passions in order to be able to exploit the unwary who fell into their nets. It would still be rash to prejudge the outcome of this monstrous trial; but I inj[...]line to think that these beings without morals and without probity will not profit from their beautiful work of denunciation.

Oscar Wilde's eyes flickered more than once at the cruel rawness of language of these shady people. His nervousness was hurt by such impudence. At the other moments of the interrogation, he was perfectly lost in a dream. His co-accused, Taylor, the purveyor of the vice, kept full possession of himself: he was perky even in the good places of the proceedings where insidious questions made the abject thugs get stuck.

It must be admitted that justice touched on Thursday at the most delicate point of the trial. She endeavored to discover whether the denunciations had not had blackmail as their starting point. It is obvious that, if the proof could be made of this, perhaps the denunciations and the attacks would fall of themselves. We say perhaps, because it seems, unfortunately, proven that Wilde's morality was deplorable. Does this mean that the blackmail did not take place? Certainly not! But the blackmail was favorable at first to the Marquess of Queensberry, and it later turned to the advantage of justice, into whose hands the proofs came of themselves.

Let's hope that, if Wilde and Taylor are condemned, all whistleblowers, who have made money for their vices, will be punished as much and even more than them.

The rest of the trial is adjourned to Friday, April 19.

JULIEN DESPRETZ.

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