Au jour le jour
NOS ESTHÈTES

Tous les calembours possibles et impossibles ont été faits sur le cas de M. Oscar Wilde; on ne nous épargné ni un rébur pornographique, ni un quiproquo déliquescent. Des mots ont été faits depuis huit jours sur les boulevards, qui ont reparu dans cent chroniques, et des plaisanteries ont été commises que les bourgeois ont recueillies comme des traits de génie.

Je crois que maintenant it conviendrait de passer à d'autres exercices. En attendant que le tribunal de Bow Street se prononce sur l'esthétique du jeune poète anglais, nous ne ferions peut-être pas mal de regarder ce qui se passe un peu chez nous, où les esthètes ne sont pas rares.

Car nous avons, nous aussi, des esthètes: je ne dis pas que les nôtres s'amusent à la façon d'Oscar; il est possible que l'exemple de Charlot seul les inspire; mais, comme celui des bords de la Tamise, ils ont des habitudes étranges qu'accusent leur costume, leur visage, le port de leur tête et la tournure de leur esprit.

Nos esthétes ont ceci de particulier qu'ils méprisent toutes choses et planent sur les petites gens. Ils ont, pour le commun des mortels, des pitiés infinies, et leur âme souffre des banalités dont est pleine la vie d'ici bas. Et c'est pour cela qu'ils s'échappent dans le réve, un réve que leur procure à bon marché le pharmacien ou le marchand de vin. — Nos esthétes ont ceci de bon et de consolant qu'ils ne permettent, ni la discussion, ni la critique. Ce que tout le monde admire ou respecte, eux le méprisent et le bafoueut. Et cela simplifie les polémiques. — Ils cultivent le paradoxe et exploitent l'insanité : c'est là leur souci et leur gloire.

Paris compte trois douzaines au moins d'esthètes résolus : le plus jeune n'a guère plus de dix-huit ans; le plus agé va jus qu'à la quarantaine ; — je ne compte pas Verlaine, que les maladies ont reduit à l'honorariat. Les esthètes se subdivisent en gras et en maigres. Les uns ont des joues bouffies, de petits yeux vagues et des gestes enfantins; quand ils parlent, en leur cernacles, dans le murmure flatteur des disciples, ils semblent mâcher des hosties; et quand ils boivent, dans les brasseries où ils se rendent, troupe pieuse, après minuit, ils ont l'air de dire la messe. Il faut voir ces esthètes-là, rentiers de la corporation, marcher dans la rue; on dirait qu'ils processionnent et que leur front tient lieu de Saint-Sacrement.

Le sort des maigres est différent : les revues blanches ou ils écrivent des choses blanches; ne leur assurant pas de gros revenus, ils vont par la ville, faméliques, minables; ils ont le cheveu long, la joue creuse, l'oeil triste et cerné. Ne les plaignez pas, ils riraient de votre compassion bourgeoise; ne dites pas qu'ils souffrent, ils rêvent. Leur imagination se perd en des délices mystiques, en des apothéoses sublimes où triomphe leur génie. Ecoutez-les prêchant leur évangile : on se croirait à Pathmos, à Pathos ou à Charenton; Ils ont sur l'humanité en général, sur la poésie qu'ils appellent le Verbe, des idées à provoquer l'extase ou l'ahurissement.

Oscar Wilde est aimé de nos esthètes, et compte parmi eux des admirateurs fervents; quand il vient à Paris, il en fréquente quelques uns, les gras surtout.

Entre le poète des cabinets de Savoye-Hôtel et les esthètes de chez nous, les sympathies s'expliquent: c'est la même religion, le même art, le même besoin de prendre les êtres et les choses à rebours.

CH. FORMENTIN

Day by day
OUR AESTHETES

All possible and impossible puns have been made on the case of Mr. Oscar Wilde; we were spared neither a pornographic rebur nor a deliquescent misunderstanding. Words have been made for a week on the boulevards, which have reappeared in a hundred chronicles, and jokes have been made which the bourgeois have collected like strokes of genius.

I believe that now it would be appropriate to move on to other exercises. While waiting for the Bow Street court to rule on the aesthetics of the young English poet, we might not do too badly to look at what is happening in our country, where aesthetes are not rare.

Because we, too, have aesthetes: I'm not saying that ours have fun like Oscar; it is possible that the example of Charlot alone inspires them; but, like those on the banks of the Thames, they have strange habits which are shown by their costume, their countenance, the bearing of their heads, and the turn of their minds.

Our aesthetes are unique in that they despise all things and hover over little people. They have, for ordinary mortals, infinite pity, and their soul suffers from the banalities of which life here below is full. And that is why they escape into the dream, a dream that the pharmacist or the wine merchant procures for them cheaply. — Our aesthetes have this good and consoling feature that they allow neither discussion nor criticism. What everyone admires or respects, they despise and flout. And that simplifies the controversies. — They cultivate paradox and exploit insanity: that is their concern and their glory.

Paris has at least three dozen resolute aesthetes: the youngest is hardly more than eighteen; the oldest is up to forty; — I don't count Verlaine, whom illness has reduced to an honorary position. Aesthetes are subdivided into fat and thin. Some have puffy cheeks, small vague eyes and childish gestures; when they speak, in their circles, in the flattering murmur of the disciples, they seem to chew hosts; and when they drink, in the brasseries where they go, pious troop, after midnight, they seem to be saying mass. You have to see these aesthetes, pensioners of the corporation, walking in the street; it looks like they are in procession and their foreheads take the place of the Blessed Sacrament.

The fate of thin people is different: white magazines where they write white things; not assuring them of large incomes, they go through town, starving, miserable; they have long hair, sunken cheeks, sad, ringed eyes. Do not pity them, they would laugh at your bourgeois compassion; don't say they are suffering, they are dreaming. Their imagination loses itself in mystical delights, in sublime apotheoses where their genius triumphs. Listen to them preaching their gospel: it feels like Pathmos, Pathos or Charenton; They have on humanity in general, on the poetry which they call the Word, ideas to provoke ecstasy or bewilderment.

Oscar Wilde is loved by our aesthetes, and has fervent admirers among them; when he comes to Paris, he frequents a few of them, especially the fat ones.

Between the poet of the cabinets of Savoye-Hotel and the aesthetes of us, the sympathies are explained: it is the same religion, the same art, the same need to take the beings and the things in reverse.

CH. FORMENTINE

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