TOUT ARRIVE

Tout arrive. A force de traîner en longueur, cette affaire Oscar Wilde ne s'est pas débattue sans qu'il s'y tienne enfin des propos raisonnables.

Deux procès s'instruisaient en même temps devant les juges de Londres : un procès contre les mœurs, un procès contre la littérature. Au début, la littérature même semblait la principale accusée. C'était elle surtout qu'on paraissait vouloir frapper. Si Oscar Wilde était emprisonné, s'il avait à répondre de l'accomplissement délictueux de faits contre nature, on lui reprochait moins d'avoir manqué aux lois de son pays, fort armées sur ce point, que d'avoir réalisé dans la vie des personnages et des caractères par lui imaginés dans ses romans.

Parce qu'il avait décrit des vices, on était naturellement amené à le considérer comme vicieux. On ne faisait point de départ entre l'homme et l'écrivain. C'est l'erreur commune. Gustave Flaubert ne s'y était pas trompé. Au lendemain du triomphant procès de Madame Bovary, encore qu'il ait eu raison des procureurs et des poursuites, il s'écriait avec un accent de déchirante mélancolie : « Me voilà mis au rang des littérateurs suspects et des individus déconsidérés. Médiocre gloire. »

En effet, les tribunaux d'abord, l'opinion publique ensuite, font aux accusés des procès de mœurs et de littérature le singulier honneur de croire qu'ils ont inventé la dépravation et que, avant eux, depuis Adam, jamais les perversions sexuelles n'avaient existé.

Le malentendu date de loin. Au dix-huitième siècle, l'abbé Galiani remarquait déjà cette faiblesse d'esprit par où le lecteur se laisse aller à prêter aux écrivains les difformités ou physiques ou morales des personnages qu'il leur a plu de créer. Par une sorte de fatalité d'hypocrisie, tandis que les menteurs d'utopies et les comédiens de fraternité passent volontiers pour de belles âmes et bénéficient du trompeur étalage de leurs fausses vertus, le même public qui les admire prend aisément mauvaise opinion des analystes désintéressés des vices d'une société et des observateurs de la gangrène morale d'une civilisation.

Pendant qu'on acclame Rousseau et que la Révolution s'inspire de ses œuvres, les met en pratique et propage ses paradoxes, elle diffame et condamne Choderlos de Laclos et ses Liaisons dangereuses, écrites non point pour l'éloge, mais pour le châtiment des cruautés amoureuses de son temps.

Combien aussi parmi les auteurs contemporains n'ont pas été rendus responsables des dégradations des personnages fictifs par eux mis en scène ! Le nombre des esprits naïfs est encore grand qui ne doute pas que l'ivrogne Coupeau, de l'Assommoir, a été créé à l'image expresse de M. Emile Zola.

Ceux qui travaillent dans l'histoire trouvent seuls des bienveillances et des accommodements avec la pudeur publique. Mettez enseigne de savant, traduisez du grec, transmutez du latin en français, le récit de toutes les perversités vous est alors permis.

Pour ces enseignements légitimes et respectés parce qu'ils sont historiques, il y a des académies, des chaires, des professeurs, des honneurs, de la considération, des récompenses. Tels passent pour de vénérables érudits qui translatèrent d'une langue étrangère en français la chronique des abominations de tous ceux qui furent les artisans de la luxure des siècles écoulés. Qui donc songe à les accuser de pratiquer les vices à la traduction desquels ils ont travaillé ? Et quelle belle huée de raillerie monterait autour de la niaiserie de quiconque s'indignerait et affecterait de voir en ces graves professeurs l'incarnation de Tibère et de Claude.

Celui-là se ferait largement rire au nez qui prêterait à leur vie intime la plus innocente des complications par eux révélée — mot à mot — dans les débauches de la Grèce et de Rome.

Qui donc aussi, poussant la paresse d'esprit jusqu'à l'absurde, oserait aussi conclure que les médecins, tous, sont irrémédiablement atteints des maladies qu'ils soignent ; les physiologistes contaminés d'avance par les impuretés qu'ils analysent ; les chirurgiens attaqués des mêmes maux où travaillent leurs bistouris ?

Illogismes, soit.

Sottises, d'accord.

Mais, depuis longtemps, la littérature souffrait d'illogismes semblables et d'aussi agressives sottises. C'est pourquoi elle n'a point à regretter le procès intenté à Oscar Wilde. Elle se félicitera, à bon droit, du scandale, surtout du scandale. Par là, des distinctions ont été faites qui, par la publicité universelle donnée aux débats, prennent un heureux retentissement de sagesse et de philosophie.

Des confusions établies plus encore par l'effet de l'hypocrisie que par la défectueuse manœuvre d'un sens critique en aberration ont été réduites et désormais mises à néant.

Par qui?

Par les magistrats eux-mêmes.

Oui, c'est vraiment une affirmation d'une haute éloquence intellectuelle et d'une rare sérénité d'examen que celle du juge Charles prononçant le résumé de l'affaire soumise à sa conscience et disant aux jurés :

« Ne confondez aucun écrivain avec les caractères, les types, les personnages créés par son talent. Vous n'êtes pas une Académie, vous êtes un jury criminel. Vous n'êtes pas chargés de la police des esprits. Vous n'avez pas à vous prononcer sur des écrits, mais seulement sur des faits. Nous avons perdu beaucoup de temps ici à parler littérature, sous prétexte que Wilde est un littérateur ; or, il n'est pas accusé d'avoir écrit ni bien, ni mal, et vous ne devez pas plus vous soucier de cette partie des débats que si Wilde était un maçon et si on vous avait parlé de sa maçonnerie à propos des faits sur lesquels vous devez rendre un verdict. »

Voilà l'appréciation de la vraie honnêteté, le cri de l'humanité sincère et de la logique. Maintenant, que les mœurs de l'écrivain soient répréhensibles, que la loi de son pays les punisse, que cette loi lui soit appliquée si les témoignages démontrent sa culpabilité, qu'importe? La littérature n'est plus avec lui sur le banc d'infamie. La honte et le châtiment ne sauraient plus l'atteindre. Par son discours, le juge Charles l'a mise hors de portée.

En même temps, il a donné à toutes les magistratures du monde un grand enseignement de psychologie supérieure dans l'appréciation des délits de quiconque peut tenir une plume. Or, ce n'est pas une des moindres curiosités de ce procès d'où ne semblait d'abord sortir que de l'ignominie, qu'il fournit un merveilleux exemple de critique et de tolérance scientifiques.

Et cet exemple, provoqué par la plus vulgaire des affaires de mœurs, vient inespérément de la puritaine Angleterre. Tout arrive.

Henry Céard.

EVERYTHING HAPPENS

Everything happens. By dint of dragging on, this Oscar Wilde affair has not been debated without finally sticking to reasonable remarks.

Two trials were being heard at the same time before the London judges: a trial against morals, a trial against literature. At first, literature itself seemed to be the main accused. It was she above all that they seemed to want to strike. If Oscar Wilde was imprisoned, if he had to answer for the criminal accomplishment of acts against nature, he was blamed less for having breached the laws of his country, which were well armed on this point, than for having realized in life characters and characters by him imagined in his novels.

Because he had described vices, one was naturally led to consider him vicious. There was no starting point between the man and the writer. This is the common mistake. Gustave Flaubert was not mistaken. On the day after Madame Bovary's triumphant trial, even though he got the better of the prosecutors and the prosecution, he exclaimed with an accent of heartrending melancholy: "Here I am placed among the ranks of suspect writers and discredited individuals." Mediocre glory. »

In fact, first the courts, then public opinion, do the defendants of the trials of morals and literature the singular honor of believing that they invented depravity and that, before them, since Adam, never sexual perversions had not existed.

The misunderstanding goes back a long way. In the eighteenth century, the Abbe Galiani already noticed that weakness of mind by which the reader lets himself attribute to writers the physical or moral deformities of the characters whom it pleased them to create. By a kind of fatality of hypocrisy, while the liars of utopias and the comedians of fraternity readily pass for beautiful souls and benefit from the deceptive display of their false virtues, the same public which admires them easily takes a bad opinion of the disinterested analysts. vices of a society and observers of the moral gangrene of a civilization.

While Rousseau is acclaimed and the Revolution draws inspiration from his works, puts them into practice and propagates its paradoxes, it defames and condemns Choderlos de Laclos and his Dangerous Liaisons, written not for praise, but for punishment. of the amorous cruelties of his time.

How many also among the contemporary authors were not made responsible for the degradations of the fictitious characters by them put in scene! The number of naive minds is still great who do not doubt that the drunkard Coupeau, of L'Assommoir, was created in the express image of M. Emile Zola.

Those who work in history alone find benevolence and accommodation with public modesty. Put on the sign of a scholar, translate from Greek, transmute from Latin into French, the story of all perversities is then permitted to you.

For these teachings that are legitimate and respected because they are historic, there are academies, chairs, professors, honours, consideration, rewards. Such pass for venerable scholars who translate from a foreign language into French the chronicle of the abominations of all those who were the craftsmen of lust in past centuries. Who then thinks of accusing them of practicing the vices in the translation of which they labored? And what a beautiful hoot of mockery would rise around the stupidity of anyone who was indignant and affected to see in these grave professors the incarnation of Tiberius and Claudius.

That one would be laughed at broadly in the face who would lend their intimate life the most innocent of the complications revealed by them — word for word — in the debauchery of Greece and Rome.

Who then, pushing laziness to the point of absurdity, would also dare to conclude that doctors, all of them, are irremediably affected by the illnesses they treat; physiologists contaminated in advance by the impurities they analyze; the surgeons attacked by the same ills where their lancets work?

Illogics, yes.

Nonsense, okay.

But, for a long time, literature had suffered from similar illogicalities and such aggressive follies. This is why she has no reason to regret the lawsuit brought against Oscar Wilde. It will rightly congratulate itself on scandal, above all on scandal. In this way, distinctions have been made which, by the universal publicity given to the debates, take on a happy repercussion of wisdom and philosophy.

Confusions created more by the effect of hypocrisy than by the defective maneuver of an aberrated critical sense have been reduced and henceforth put to rest.

By who?

By the magistrates themselves.

Yes, it is really an affirmation of high intellectual eloquence and rare serenity of examination that of Judge Charles pronouncing the summary of the case submitted to his conscience and saying to the jurors:

“Do not confuse any writer with the characters, the types, the personages created by his talent. You are not an Academy, you are a criminal jury. You are not the mind police. You do not have to decide on writings, but only on facts. We have wasted a lot of time here talking about literature, on the pretext that Wilde is a writer; now he is not accused of having written either good or bad, and you need not worry about this part of the proceedings any more than if Wilde were a mason and if you had been told of his masonry on the facts on which you must render a verdict. »

This is the appreciation of true honesty, the cry of sincere humanity and logic. Now, that the morals of the writer are reprehensible, that the law of his country punishes them, that this law is applied to him if the testimonies show his guilt, what does it matter? Literature is no longer with him on the bench of infamy. Shame and punishment can no longer touch him. By his speech, Judge Charles put it out of reach.

At the same time, he gave to all the magistratures of the world a great teaching of higher psychology in the appreciation of the offenses of whoever can hold a pen. However, it is not one of the least curiosities of this trial from which at first seemed to come only ignominy, that it provides a marvelous example of scientific criticism and tolerance.

And this example, provoked by the most vulgar affair of morals, comes unexpectedly from puritanical England. Everything happens.

Henry Ceard.

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