CHRONIQUE

M. Oscar Wilde, humoriste fameux, accrédité dans plusieurs capitales, donne actuellement la comédie à l’Angleterre, son ingrate patrie, et à toute l’Europe attentive. La pièce se joue à Londres et le premier acte commença hier au Palais de Justice. C’est un procès eu diffamation intenté par Oscar (ou le mari qui trompe sa femme) au marquis de Queensberry. Ce gentilhomme excentrique, par lettres ouvertes déposées chez le concierge du club, a formulé les plus étranges accusations touchant les rapports de M. Wilde avec son fils, lord Douglas. L’audience n'a pas laissé d’être gaie, la mise en scène très réussie et le sujet d’une nature plus scabreuse que celui des pièces à succès données par M. Oscar Wilde sur les grands théâtres londoniens. Les amateurs friands de détails pourront se régaler dans les trois colonnes du Herald d'hier matin ; mais si l’Anglais brave l’honnêteté dans ses plaids, le lecteur français veut être respecté. Aussi bien préféré-je vous présenter tout d’abord les deux adversaires : l’humoriste et l'excentrique, deux figures bien anglaises.

M. Oscar Wilde est le plus notoire des littérateurs d'outre-Manche ; il a composé des vers, des romans, des nouvelles et des comédies. Ses ouvrages se recommandent par la recherche de l’art, par la verve paradoxale bien plus que par des qualités foncières. Ses pièces entre autres, toutes brillantes d’esprit subtil et de traits dans le dialogue, reposent sur des moyens scéniques pareils à ceux qui, depuis longtemps, ont cessé de plaire, de ce côté-ci de la Manche, dans les disciples de M. Scribe.

Dès sa jeunesse, au sortir de l’université, Wilde eut un choix de costumes qui ne permettait pas de n’être point remarquée ses concitoyens. Vêtu de longues redingotes vertes et de gilets bleu de ciel, il gardait à la main un lys à long col et macérait dans son whisky des pétales de rose. Mais cette originalité de tenue est à la portée de tous : il suffit d’un tailleur complaisant. Entre Paris et Bayreuth, le Sar Péladan avait déjà trouvé mieux, en attendant qu’il fondât une chapelle, un culte, un ordre et une religion. Mais ce qui assura la réputation d’Oscar Wilde, au delà de son équipement, ce fut avec sa production littéraire, ce fut le don de la causerie, le ragoût de l’esprit qui fait l’attrait de la conversation, l’audace de tout dire et de le bien dire. Quand il eut conquis son monde et qu'il fut accueilli, recherché, il renonça à son vestiaire insolite, dont il n’avait plus besoin : il abdiqua le lys au long col et arbora l’œillet à sa redingote.

Bientôt les lauriers d’auteur parisien le tentèrent et il destina à Sarah Bernhardt une Salomé qui témoignait d’une entente cordiale avec les écrivains français de Gustave Flaubert à M. Maeterlinck. J’assistai à Londres aux répétitions de cette réduction d'Hérodiade dont le moindre attrait n'était point le pas des « sept voiles », mimé et dansé par notre Sarah. Mais le chambellan de la reine, grand censeur d’Angleterre, interdit la représentation d’un sujet emprunté à l'histoire sacrée. Oscar Wilde prit le parti de la plus vive indignation en manifestant le projet de quitter l'Angleterre et de se faire naturaliser Français. Pourtant il s'en tint à la menace. A diverses reprises, il était venu à Paris et y avait reçu un accueil des plus honorables. Il y a trois ans, il fut le great event de la saison de Paris. Les salons se disputèrent ce grand Anglais d’une laideur bizarre, d’un accent amusant qui ajoutaient encore de la saveur à son ton narquois, à ses dons de conteur et à son esprit de blague froide. Successivement, en une semaine, je le rencontrai chez trois de mes amis et j’écoutai avec un égal plaisir… ter repentita placent.., son paradoxe sur le mensonge.

Voici une quinzaine, j’ai retrouvé Oscar à Monte-Carlo, escorté d’un jeune homme qu’on me dit être lord Douglas Queensberry, sujet du litige, — et ces vers de Chapelle et Bachaumont, à la rencontre de d’Assoucy, chantèrent à mon oreille :

Ce page qui partout vous suit
Et qui derrière vous se glisse,
Dites-moi quel est son office ;
En quel art l’avez-vous instruit ?

— C'est lord Douglas, le plus grand poète de l'Angleterre, a répondu Oscar.

Le marquis de Queensberry se trouve au bord opposé de la subtilité intellectuelle et de la faisandaille artistique. Le verbe franc, le poing en avant, c’est un enfant de la nature. Il ne recule pas devant l’affirmation de la vérité et parait toujours disposé à une séance de boxe. On m’a conté que, dans un comité électoral où il se présentait avec les candidats de son opinion, ceux-ci professèrent leurs sentiments religieux, mais quand vint son tour il se déclara incrédule et ainsi fut hué, perdant toutes ses chances d’élection. Une autre fois, il avait résolu de boxer l’un de ses adversaires, Salisbury, je crois, et il communiqua son dessein au prince de Galles qui dut garder chez soi le ministre jusqu’à ce que le boxeur se fût éloigné. Qu’y a-t-il de vrai dans ces historiettes? Je l’ignore ; ce qui parut indubitable, ce fut la menace d’abîmer la figure d’Oscar et les papiers d’accusations malpropres offerts à la curiosité du concierge et de tous les membres du cercle. Notez que lord Douglas a dépassé l'âge où l’on dépend de la morale de son papa et que oncques intervention paternelle ne se produisit, en semblable cas, aussi décisive pour le discrédit sinon pour le déshonneur de son fils.

Et l'audience roule sur des détails qui jamais ne seraient mis au jour devant un tribunal français. L'avocat du défendeur soumet Oscar Wilde à la question extraordinaire... Le poète est obligé d’expliquer les motifs de certaines libéralités, notamment d’un veston et d'un chapeau de paille accordés à un éphèbe hasardeux... Il lui faut aussi témoigner pourquoi il a acheté quinze livres une épître inflammatoire trouvée par un garçon tailleur dans la poche de l'habit de lord Douglas.

Mais Oscar Wilde ne se déconcerte pas, il n’éprouve aucun embarras et ses réponses sont faites pour être entendues ; elles raillent et son adversaire, et soi-même, et les lecteurs des débats ; elles prétendent porter au domaine de l'art cette cause singulière ! Un moment l'avocat a lu une page de moralité particulière tirée d'un livre d’Oscar et celui-ci de s’écrier : « Ce passage est pis qu'immoral, pis que criminel ; il est mal écrit ».

Au milieu de la société pharisienne d'outre-Manche, profondément hypocrite dans toutes les questions de morale, de tels scandales éclatent comme une fusée de joie. Un père qui suspecte les intimités de son fils, un écrivain connu qui soumet ses mœurs particulières à la publicité des tribunaux et affronte le bruit fâcheux d’une instance en diffamation, — c’est une cause absolument anglaise. Non que je croie en rien aux imputations dirigées contre un littérateur de mérite par un hurluberlu ; Byron ne fut-il pas, de son temps, poursuivi par des imputations calomnieuses d’une extrême gravité, qui salissaient ses affections familiales ? M. Oscar Wilde peut se croire, comme Byron, inqualifiablement calomnié ; comme lui, il jette un défi à l'Angleterre, et il ne déteste pas une affaire célèbre, de retentissement unique.

CHRONIC

Mr. Oscar Wilde, famous humorist, accredited in several capitals, is at present giving comedy to England, his ungrateful fatherland, and to all attentive Europe. The play is being performed in London and the first act began yesterday at the Palais de Justice. It's a libel suit brought by Oscar (or the cheating husband) against the Marquess of Queensberry. This eccentric gentleman, by open letters deposited with the concierge of the club, has formulated the strangest accusations touching Mr. Wilde's relations with his son, Lord Douglas. The audience was cheerful, the staging very successful and the subject of a nature more scabrous than that of the successful plays given by Mr. Oscar Wilde in the great London theatres. Fans fond of detail will be able to feast in the three columns of the Herald yesterday morning; but if the Englishman defies honesty in his pleadings, the French reader wants to be respected. So I preferred to first introduce you to the two adversaries: the humorist and the eccentric, two very English figures.

Mr. Oscar Wilde is the most notorious of literary men across the Channel; he composed verses, novels, short stories and comedies. His works are recommended by the search for art, by the paradoxical verve much more than by fundamental qualities. His plays, among others, all brilliant with subtle wit and lines in the dialogue, are based on scenic means similar to those which, on this side of the Channel, have long since ceased to please in the disciples of Mme. .Scribe.

From his youth, on leaving university, Wilde had a choice of costumes which did not allow his fellow citizens to remain unnoticed. Dressed in long green frock coats and sky blue waistcoats, he kept a long-necked lily in his hand and macerated rose petals in his whiskey. But this originality of outfit is within everyone's reach: all you need is a complacent tailor. Between Paris and Bayreuth, the Sar Péladan had already found better, while waiting for him to found a chapel, a cult, an order and a religion. But what ensured the reputation of Oscar Wilde, beyond his equipment, it was with his literary production, it was the gift of the conversation, the stew of the spirit which makes the attraction of the conversation, the audacity to say everything and to say it well. When he had conquered his world and was welcomed and sought after, he gave up his unusual wardrobe, which he no longer needed: he abdicated the long-necked lily and sported the carnation on his frock coat.

Soon the laurels of Parisian author tempted him and he intended for Sarah Bernhardt a Salome which testified to a cordial understanding with French writers from Gustave Flaubert to M. Maeterlinck. I attended rehearsals in London for this reduction of Herodiade, the least attraction of which was not the step of the "seven veils", mimed and danced by our Sarah. But the Queen's Chamberlain, Great Censor of England, forbade the representation of a subject borrowed from sacred history. Oscar Wilde took the side of the liveliest indignation by expressing the project of leaving England and becoming naturalized French. Yet he stuck to the threat. On several occasions he had come to Paris and received there a most honorable reception. Three years ago, it was the big event of the Paris season. The salons disputed this tall Englishman with a bizarre ugliness, an amusing accent which added yet more flavor to his sardonic tone, his gifts as a storyteller and his spirit of cold jokes. Successively, in one week, I met him at three of my friends and I listened with equal pleasure… ter repentita placent…, his paradox on the lie.

A fortnight ago, I found Oscar again in Monte Carlo, escorted by a young man who I was told was Lord Douglas Queensberry, the subject of the dispute—and these verses by Chapelle and Bachaumont, meeting d'Assoucy , sang in my ear:

This page that follows you everywhere
And who behind you slips,
Tell me what is his office;
In what art did you instruct him?

"He's Lord Douglas, England's greatest poet," Oscar replied.

The Marquess of Queensberry stands on the opposite edge of intellectual subtlety and artistic gambit. The frank word, the fist forward, it is a child of nature. He does not back down from asserting the truth and always seems willing to have a boxing session. I have been told that, in an electoral committee where he presented himself with the candidates of his opinion, these professed their religious feelings, but when his turn came he declared himself incredulous and so was booed, losing all his chances of election. Another time he had resolved to box one of his adversaries, Salisbury, I believe, and he communicated his plan to the Prince of Wales, who had to keep the minister at home until the boxer had gone away. What is there in these stories? I do not know ; what seemed unmistakable was the threat to damage Oscar's face and the filthy charge papers offered to the curiosity of the concierge and all the members of the circle. Note that Lord Douglas has passed the age when one depends on his father's morality, and that never has paternal intervention been produced, in such a case, so decisively for the discredit if not for the dishonor of his son.

And the hearing rolls over details that would never be brought to light before a French court. The defendant's lawyer submits Oscar Wilde to the extraordinary question... The poet is obliged to explain the reasons for certain liberalities, in particular of a jacket and a straw hat granted to a hazardous ephebe... He must also testify why he bought fifteen pounds an inflammatory epistle found by a tailor's boy in the pocket of Lord Douglas's coat.

But Oscar Wilde is not disconcerted, he feels no embarrassment and his answers are made to be heard; they mock both his adversary, and himself, and the readers of the debates; they claim to bring this singular cause to the realm of art! For a moment the lawyer read a particular page of morality taken from a book by Oscar and Oscar exclaimed: “This passage is worse than immoral, worse than criminal; it is badly written”.

In the midst of the Pharisee society across the Channel, profoundly hypocritical in all questions of morality, such scandals break out like a rocket of joy. A father who suspects the intimacies of his son, a well-known writer who submits his particular morals to the publicity of the courts and confronts the annoying noise of an action for defamation—this is an absolutely English cause. Not that I don't believe in the imputations directed against a writer of merit by a crank; Was not Byron, in his time, pursued by slanderous imputations of extreme gravity, which soiled his family affections? Mr. Oscar Wilde may believe himself, like Byron, unspeakably calumniated; like him, he threw down a challenge to England, and he did not hate a famous affair, of unique repercussion.

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