CHRONIQUE

On parle beaucoup des Anglais en ce moment à propos du procès de M. Oscar Wilde, et, naturellement, les singulières « façons d’agir » de cet esthète (est-ce tête qu’il faut dire ?) jettent sur ses compatriotes, en général, une défaveur marquée. On ne se fait pas faute de flétrir l’abominable hypocrisie qui dissimule sous les apparences du rigorisme et de la respectabilité les vices les plus abjects, et l’on n’oublie qu’un détail, à vrai dire, c’est que l’Oscar en question ne faisait point étalage de pudibonderie, comme on paraît le croire, mais qu’au contraire, ses allures, ses conversations, ses œuvres mêmes, affichaient presque ouvertement un mépris absolu et complet de la morale courante et de l'amour bourgeois.

Mais cette fanfaronnade n’est point l’apanage exclusif de M. Oscar Wilde, ni même des esthètes anglais. On pourrait en relever plus d'un exemple, et de deux aussi, dans les œuvres littéraires de nos jeunes écrivains : la dépravation de l’esprit ne le cède guère, en France, à celle que l'on peut constater dans les autres pays. D’où vient donc que nos théoriciens de l’amour malsain, jeunes et moins jeunes, se sont effarés à la pensée qu’on pût les mettre dans le même sac que le praticien d’outre-Manche ? C’est qu’il y a encore pour eux, fort heureusement, une assez jolie distance entre la coupe empoisonnée qu’ils offrent aux lecteurs et leurs propres lèvres ; c’est que ces « intellectuels » répugnent à passer de l’imagination au fait, du rêve abominable à l’acte criminel ou bestial, et que l’on consent bien enfin, dans notre pays, et même ailleurs, à passer pour un écrivain erotique ou même sadique, tandis qu’on se fâche tout rouge à l'idée de passer pour un homme qui connaît, par expérience, les exaspérations de vice qu’il décrit si bien.

— Autant dire que nous sommes des blagueurs, alors ? — Il y a bien un peu de ça !

* * *

Les Anglais, eux, ne sont pas des blagueurs ; mais il serait pourtant injuste, souverainement injuste, de rendre toute leur nation solidaire des... écarts de M. Oscar Wilde. Nous serions aussi sots de parler à ce propos du « vice anglais » et de prétendre que tous les Anglais sont des Oscars, que nos voisins l'ont été en parlant des « vices français » et en affirmant, sur la foi d’une tignasse couleur de feu, que toutes les Françaises sont rousses. Leur injustice n’excuserait pas la nôtre, et s’il n’est qu’un Français pour réagir contre cette tendance et pour glorifier l’austérité et la candeur anglaises, en dépit d’exceptions fâcheuses, je veux être celui-là !

Oui, les Anglais, pris en masse, sont des gens rangés, tranquilles, de passions modérées et d’expansions soigneusement contenues, sinon refrénées. Ils brûlent, comme les autres, et souvent de plus de feux qu’ils n’en allument, car les amants malheureux sont de tous les pays, mais ils savent faire la part de ces feux, une part prudente, une part équitable, une part morale, pour dire le vrai mot.

« C’est être un calomniateur, dit Olivier de Jalin dans le Demi-Monde, que d’avancer une chose qu’on ne peut pas prouver. » Je serais, moi, un calomniateur à rebours, un flagorneur détestable si je ne prouvais le bien-fondé des éloges que je viens de prodiguer aux compatriotes de John Bull. Mais combien cette preuve est facile à faire !

S’il est un être aux passions déchaînées, aux fantaisies incoercibles, c’est assurément le veuf. Le célibataire n’est rien auprès : la liberté qu’il possède, il ne l’a jamais aliénée, il n’en connaît donc pas le prix. Le veuf, lui, l'a aliénée, il l'a regrettée neuf fois sur dix (je suis modeste), et il vient de la recouvrer. Cette liberté reconquise, il l’apprécie mieux et il en use davantage ; il en abuse même le plus souvent. Un pays où les veufs ne font point de sottises est un pays éminemment moral et foncièrement vertueux.

Or, une statistique nouvelle vient de nous apprendre qu’en Angleterre sur cent veufs qui se remarient, il y en a exactement douze qui épousent... leur bonne ! Douze pour cent, moyenne imposante. Je néglige les quatre-vingt-huit autres veufs anglais. Je ne veux pas savoir s’ils épousent d’anciennes farceuses ou des zélatrices de l’Armée du Salut. Je m’en tiens aux douze qui épousent leur bonne : ils me suffisent.

Médise qui voudra des amours ancillaires ! (Tiens, un vers !) Le poète Horace, l’honnête Trublot de Pot-Bouille... et douze pour cent des veufs anglais, les tiennent pour tout autant légitimes et avouables que les amours de brasseries ou de trottoirs. Le fait est que l'amour ancillaire est le plus puissant dérivatif à la débauche publique. Un dérivatif, non pas en chambre, mais en antichambre... ou en cuisine. Dans le cas qui nous occupe, quand en définitif il aboutit au mariage, il est édifiant, ni plus ni moins.

Est-ce que cet acte mémorable d'épouser sa bonne, ne constitue pas la meilleure preuve de la sagesse du veuf anglais, de son amour de l’intérieur (ils disent le home) de sa prudente répugnance à chercher bien loin la félicité qu’il a sous la main ?

Le voilà seul, cet homme ! Il est jeune encore et des besoins d’aimer l’agitent. Pour satisfaire sa fringale amoureuse, sortira-t-il, irat-il au théâtre, dans le monde, dans les lieux publics, quœrens quem devoret ? Quelque fou ! Le veuf anglais sortira de sa chambre en pantoufles, il descendra tout simplement à la cuisine et il allumera, aux fourneaux où mijote le pudding le flambeau de l’hyménée et les feux de l’amour. Quelquefois, ceux-ci précèderont celui-là, mais qu’importe ? On n'en doit pas moins constater en fin de compte que douze veufs anglais sur cent mettent fin à leur veuvage sans sortir du logis. N’est-ce pas admirable ? D’autant plus qu'à l’esprit de sagesse et de retenue que dénote une telle conduite, on peut ajouter la prévoyance et la précaution, car il est à présumer que six au moins des douze veufs avaient ébauché, du vivant de leur épouse, un petit flirt innocent avec la bonne en prévision de l’avenir.

En vérité, je vous le dis, quand ces Anglais se mêlent de morale, à eux le pompon !

ERNEST TOULOUZE.

CHRONIC

There is a lot of talk about the English at the moment about the trial of M. Oscar Wilde, and, naturally, the singular "ways of acting" of this aesthete (is that a head that needs to be said?) throw on his compatriots, in general, marked disfavour. We do not fail to stigmatize the abominable hypocrisy which conceals under the appearance of rigorism and respectability the most abject vices, and we only forget one detail, to tell the truth, which is that the 'Oscar in question did not flaunt prudishness, as one seems to believe, but that on the contrary, his manners, his conversations, his very works, displayed almost openly an absolute and complete contempt for current morality and love bourgeois.

But this bravado is not the exclusive prerogative of Mr. Oscar Wilde, nor even of English aesthetes. We could find more than one example, and two also, in the literary works of our young writers: the depravity of the mind hardly yields, in France, to that which can be seen in other countries. . How is it then that our theoreticians of unhealthy love, young and less young, were terrified at the thought that they could be put in the same bag as the practitioner from across the Channel? It is because there is still for them, very fortunately, a pretty nice distance between the poisoned cup that they offer to readers and their own lips; it is that these "intellectuals" are reluctant to pass from imagination to fact, from abominable dream to criminal or bestial act, and that we finally agree, in our country, and even elsewhere, to pass for a an erotic or even sadistic writer, while one gets very angry at the idea of passing for a man who knows, by experience, the exasperations of vice which he describes so well.

- In other words, we are jokers, then? - There is a bit of that!

* * *

The English are not jokers; but it would nevertheless be unjust, supremely unjust, to render their whole nation in solidarity with the... deviations of Mr. Oscar Wilde. We would be as foolish to speak in this connection of "English vice" and to claim that all English people are Oscars, as our neighbors have been by speaking of "French vices" and affirming, on the faith of a mop of hair color of fire, that all French women are redheads. Their injustice would not excuse ours, and if there is only one Frenchman to react against this tendency and to glorify English austerity and candor, in spite of annoying exceptions, I want to be that one!

Yes, the English, taken as a whole, are orderly, quiet people, with moderate passions and carefully restrained, if not restrained, expansions. They burn, like the others, and often with more fires than they light, for unhappy lovers come from all countries, but they know how to share these fires, a prudent share, an equitable share, a moral part, to say the real word.

“It's being a slanderer, says Olivier de Jalin in Le Demi-Monde, to put forward something that you can't prove. I myself would be a reverse slanderer, a detestable flatterer if I did not prove the validity of the praises which I have just lavished on the compatriots of John Bull. But how easy this proof is to make!

If there is a being with unleashed passions, with incoercible fantasies, it is assuredly the widower. The bachelor is nothing compared to: the freedom he possesses, he has never alienated it, he therefore does not know its price. The widower has alienated her, he has regretted her nine times out of ten (I am modest), and he has just recovered her. This freedom regained, he appreciates it better and he uses it more; he even abuses it more often than not. A country where widowers do no foolish things is an eminently moral and fundamentally virtuous country.

Now, a new statistic has just taught us that in England out of a hundred widowers who remarry, there are exactly twelve who marry... their maid! Twelve percent, impressive average. I neglect the other eighty-eight English widowers. I don't want to know if they're marrying former pranksters or Salvation Army zealots. I stick to the twelve who marry their maid: they are enough for me.

Medisa who will want ancillary loves! (Hey, a verse!) The poet Horace, the honest Trublot of Pot-Bouille... and twelve percent of English widowers consider them just as legitimate and avowable as the loves of brasseries or sidewalks. The fact is that ancillary love is the most powerful escape from public debauchery. A diversion, not in the bedroom, but in the antechamber... or in the kitchen. In the case that concerns us, when it ultimately leads to marriage, it is edifying, neither more nor less.

Is not this memorable act of marrying his maid, the best proof of the wisdom of the English widower, of his love of the interior (they say the home) of his prudent reluctance to seek far away the happiness that has on hand?

Here he is alone, this man! He is still young and needs to love agitate him. To satisfy his amorous cravings, will he go out, will he go to the theatre, in society, in public places, quœrens quem devoret? Some madman! The English widower will come out of his room in his slippers, he will quite simply go down to the kitchen and he will light, in the ovens where the pudding is simmering, the torch of marriage and the fires of love. Sometimes these will precede that one, but what does it matter? In the end, we must nevertheless note that twelve out of a hundred English widowers end their widowhood without leaving the house. Isn't that wonderful? All the more so since to the spirit of wisdom and restraint that such conduct denotes, one can add foresight and precaution, for it is to be presumed that at least six of the twelve widowers had sketched out, during the lifetime of their wives , a little innocent flirtation with the maid in anticipation of the future.

In truth, I tell you, when these Englishmen meddle in morality, theirs is the pompom!

ERNEST TOULOUZE.

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