LETTRE D'ANGLETERRE
(de notre correspondant particulier)
Londres, 6 avril.
Le procès du marquis de Queensberry

Impossible de vous parler aujourd’hui d’autre chose que du procès en diffamation intenté au marquis de Queensberry par M. Oscar. Wilde. Cette cause, désormais célèbre, a rejeté pour le moment au second plan toutes les autres affaires, jusqu’à l’expédition du Chitral et à la rivalité de la France et de l’Angleterre en Afrique. Les débats ont jeté une lueur sinistre sur les mœurs de la société anglaise, et l’on en est à se demander comment, Sodome et Gomorrhe ayant été détruites par le feu du ciel, Londres est encore debout.

Laissez-moi vous dire quelques mots d’abord des deux adversaires. M. Oscar Wilde était, hier encore, un des hommes les plus en vue de la société de Londres. Il était le chef de cette école, dite esthétique, qui affecte dans sa mise une excentricité artistique, aussi bien que dans ses goûts. C’était un poète on vogue, et il a écrit plusieurs pièces de théâtre dont quelques-unes se jouent en ce moment. Dans ses comédies, il vise sans cesse à l'effet par des mots alambiqués et tournant toujours au paradoxe. Certains de ses écrits étaient d’une immoralité rare, et la rumeur publique disait que sa conduite privée laissait à désirer ; mais personne ne soupçonnait les faits que le procès a révélés.

Le marquis de Queensberry est un excentrique d’un autre genre. Il pose pour l'athéisme. Il n’a pas pris possession de son siège dans la Chambre des Lords parce qu’il n'a pas voulu prêter serment sur la Bible. Ce n’est pas non plus un mari modèle. Il y a en ce moment trois dames qui portent le titre de marquise de Queensberry, et pas une des trois n’est sa femme. L’une est sa mère, les deux autres des épouses qui ont tour à tour obtenu le divorce en leur faveur, mais qui, suivant l’usage anglais, continuent à porter le nom de leur ex-mari.

La diffamation dont se plaignait M. Oscar Wilde s’était produite sous la forme d’une carte de visite laissée par le marquis au cercle de l’homme de lettres sur laquelle lord Queensberry avait écrit quelques lignes désapprouvant les relations qui existaient entre son fils, lord Alfred Douglas, et M. Wilde — et faisant allusion à certains scandales dont la voix publique accusait ce dernier. C’est de ce qu'il appelait une calomnie que M. Oscar Wilde est venu demander réparation aux tribunaux de son pays. On ne comprend pas par quelle aberration il a fait une démarche qui devait aboutir, pour lui, à un désastre épouvantable Quos perdere vult Ju piter dementat.

C’est mercredi que l’affaire est venue devant la cour criminelle centrale présidée par sir R. Collins. Une heure avant l’ouverture de l’audience, la salle était comble. Tous les avocats qui n’avaient pas affaire ailleurs étaient là. Jamais on n’avait vu un aussi grand assemblage de perruques frisées. Les deux parties avaient retenu les services des sommités du barreau. Le principal avocat de M. Wilde était sir E. Clarke, ancien sollicitor-général, tandis qu’à la tête des défenseurs de lord Queensberry était M. Carson, avocat irlandais de grand avenir, nouvellement inscrit au barreau de Londres.

Suivant la coutume anglaise, sir E. Clarke ouvre les débats. Il exposa en quelques mots la plainte de son client dont il fit un éloge certainement exagéré. Puis il fit entrer M. Wilde dans l’espèce de jubé où les témoins viennent faire leurs dépositions, et l’interrogea à l’appui de sa plainte. Jusque-là tout marchait à souhait pour M. Wilde. Mais lorsque son avocat se rassit, le défenseur de la partie adverse se leva pour l'interroger contradictoirement. Cette éprouve, en général terrible, devait être fatale à M. Wilde, ayant affaire à un aussi rude joûteur que M. Carson. Pendant quelque temps, il fit bonne contenance et essaya de parer les bottes de son terrible adversaire à l’aide de quelques ripostes impudentes et paradoxales. Ainsi, lorsque M.Carson lui parlait d’un certain écrit sorti de sa plume, « le Tableau de Dorian Gray », — le sémillant Oscar répondit que, selon lui, « il n’y avait pas de livres immoraux », que lorsqu’il écrivait il ne se préoccupait pas de la morale, mais seulement du style, — qu’il trouvait tout naturel qu’un homme de goût aimât et admirât un beau jeune homme. Que lui-même en aimait un, mais qu'il ne l'admirait pas, attendu qu’il n’adorait que lui-même. » — M. Carson ayant donné lecture d’une lettre adressée à lord A. Douglas par M. Wilde, dans laquelle celui-ci exprimait à son correspondant les sentiments les plus passionnés, M. Wilde dit avec une naïve impudence : « Je trouve cette lettre magnifique, un homme de génie pouvait seul l’écrire. » Cet incroyable aplomb provoqua les sourires de l’auditoire, mais M. Wilde ne conserva pas longtemps son assurance. Pressé de questions par M. Carson relativement à ses rapports avec un jeune homme du nom de Wood qu’il emmenait dîner au restaurant et auquel il donna à plusieurs reprises des sommes s’élevant à plus de 30 livres sterling, il se troubla et fit des réponses compromettantes. Mais M. Wilde n’était pas au bout de ses épreuves. Le redoutable M. Carson l'interrogea sur ses rapports avec un certain Taylor ; puis avec deux jeunes gens nommés Parker et Atkins, un valet de chambre et un groom. Il voulut savoir comment il se faisait qu’un homme, de goûts aussi raffinés que le poète esthétique, s'associât avec des domestiques au point d’être vu partout en leur compagnie ? Puis il parla de ses relations avec un autre jeune homme du nom de Sidney Mavor. M. Wilde, mis au pied du mur, fit des réponses déplorables. Dès lors on pouvait prévoir la fin. Hier, la troisième audience venait de commencer. On remarquait l’absence de la partie civile. Néanmoins le défenseur de lord Queensberry commença son plaidoyer. Il disait qu’il ferait venir comme témoins des garçons du Savoy Hôtel qui témoigneraient de la scandaleuse conduite de M. 0. Wilde dans cet établissement, lorsque sir E. Clarke le tira par la manche et lui demanda la permission de dire deux mots. Alors l'avocat de la partie civile déclara que son client retirait sa plainte, ou que, si cela ne pouvait pas se faire, il ne s’opposait pas à ce que le jury rendit un verdict de non-culpabilité. Aussitôt, sans se retirer dans la salle de leurs délibérations, après s’être consultés un instant, les jurés déclarèrent par l'organe de leur chef que lord Queensberry n'était pas coupable, qu’il avait fait la preuve de ce qu’il avait avancé et qu'il avait agi dans l’intérêt public.

Le noble marquis se retira avec les honneurs de la guerre. Quant a son adversaire, d’accusateur il devenait accusé. Le ministère public demanda au magistrat de Bow Street de décerner un mandat d’arrêt contre M. Oscar Wilde. Ce mandat reçut son exécution hier à six heures et demie. M. Wilde est en prison, il va être l’objet de poursuites criminelles. Espérons que ses complices y seront compris et que ni les uns ni les autres n’échapperont, comme naguère les tristes héros de l'affaire de Fitzroy Street.

LETTER FROM ENGLAND
(from our private correspondent)
London, April 6.
The Trial of the Marquess of Queensberry

Impossible to talk to you today about anything other than the libel suit brought against the Marquis of Queensberry by Mr. Oscar. Wilde. This cause, now famous, has for the moment pushed all other affairs into the background, down to the Chitral expedition and the rivalry between France and England in Africa. The debates cast a sinister light on the morals of English society, and one wonders how, Sodom and Gomorrah having been destroyed by fire from heaven, London is still standing.

Let me say a few words first about the two adversaries. Mr. Oscar Wilde was, only yesterday, one of the most prominent men in London society. He was the head of that school, called aesthetic, which affects an artistic eccentricity in his dress, as well as in his tastes. He was a fashionable poet, and he wrote several plays, some of which are being performed at the moment. In his comedies, he constantly aims for the effect by convoluted words and always turning to paradox. Some of his writings were of rare immorality, and public rumor said that his private conduct left something to be desired; but no one suspected the facts which the trial revealed.

The Marquess of Queensberry is an eccentric of a different kind. He poses for atheism. He did not take his seat in the House of Lords because he did not want to take an oath on the Bible. Nor is he a model husband. There are at present three ladies who bear the title of Marchioness of Queensberry, and not one of the three is his wife. One is his mother, the other two wives who have in turn obtained a divorce in their favor, but who, according to English usage, continue to bear the name of their ex-husband.

The libel complained of by Mr. Oscar Wilde had taken the form of a visiting card left by the Marquis at the circle of the man of letters on which Lord Queensberry had written a few lines disapproving of the relations which existed between his son , Lord Alfred Douglas, and Mr. Wilde—and alluding to certain scandals of which the public voice accused the latter. It was for what he called slander that Mr. Oscar Wilde came to seek compensation from the courts of his country. We do not understand by what aberration he took a step which was to end, for him, in a terrible disaster Quos perdere vult Ju piter dementat.

It was on Wednesday that the case came before the Central Criminal Court presided over by Sir R. Collins. An hour before the opening of the hearing, the room was packed. All the lawyers who had no business elsewhere were there. Never had we seen such a large collection of curly wigs. Both parties had retained the services of luminaries of the bar. Mr. Wilde's chief advocate was Sir E. Clarke, former Solicitor-General, while at the head of Lord Queensberry's defenders was Mr. Carson, a promising Irish barrister, newly called to the London Bar.

Following English custom, Sir E. Clarke opened the proceedings. He explained in a few words the complaint of his client, of which he certainly exaggerated his praise. Then he brought M. Wilde into the sort of rood screen where the witnesses come to give their depositions, and questioned him in support of his complaint. So far everything was going as it should for Mr. Wilde. But when his lawyer sat down, the defender of the opposing party got up to cross-examine him. This ordeal, generally terrible, was to be fatal to Mr. Wilde, having to deal with so rough a jouster as Mr. Carson. For some time he put on a good face and tried to parry the boots of his terrible adversary with a few impudent and paradoxical ripostes. Thus, when Mr. Carson spoke to him of a certain writing from his pen, "The Picture of Dorian Gray," — the spirited Oscar replied that, according to him, "there were no immoral books," that when he wrote he was not concerned with morality, but only with style—he thought it quite natural that a man of taste should love and admire a handsome young man. That he himself loved one, but that he did not admire him, since he only adored himself. Mr. Carson having read a letter addressed to Lord A. Douglas by Mr. Wilde, in which the latter expressed to his correspondent the most passionate feelings, Mr. Wilde said with artless impudence: "I find this magnificent letter, a man of genius alone could write. This incredible composure brought smiles from the audience, but Mr. Wilde did not maintain his confidence for long. Pressed with questions by Mr. Carson respecting his dealings with a young man named Wood, whom he took to dinner at a restaurant and to whom he repeatedly gave sums amounting to more than 30 pounds sterling, he became confused and compromising responses. But Mr. Wilde was not at the end of his ordeals. The redoubtable Mr. Carson questioned him about his relations with a certain Taylor; then with two young men named Parker and Atkins, a valet and a bellhop. He wanted to know how it happened that a man, of tastes as refined as the aesthetic poet, associated himself with servants to the point of being seen everywhere in their company? Then he spoke of his relationship with another young man named Sidney Mavor. Mr. Wilde, pushed to the wall, gave deplorable answers. From then on one could foresee the end. Yesterday, the third hearing had just started. We noticed the absence of the civil party. Nevertheless the defender of Lord Queensberry began his plea. He was saying that he would call as witnesses boys from the Savoy Hotel who would testify to Mr. O. Wilde's scandalous conduct in that establishment, when Sir E. Clarke tugged at his sleeve and asked permission to say a few words. Then the plaintiff's lawyer declared that his client withdrew his complaint, or that, if that could not be done, he did not object to the jury returning a verdict of not guilty. Immediately, without retiring into the hall of their deliberations, after consulting each other for a moment, the jurors declared through their chief that Lord Queensberry was not guilty, that he had proved what he had moved forward and that he had acted in the public interest.

The noble marquis retired with the honors of war. As for his adversary, from accuser he became accused. The Crown asked the Bow Street Magistrate to issue a warrant for the arrest of Mr Oscar Wilde. This warrant was executed yesterday at half-past six. Mr. Wilde is in prison, he will be the subject of criminal proceedings. Let's hope that his accomplices will be included and that neither of them will escape, like the sad heroes of the Fitzroy Street affair.

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