L'Echo de Paris - Saturday, May 4, 1895

Londres, 1er mai.

Ainsi que l'on sait, aucun verdict ne peut être rendu en Angleterre sans l'unanimité des jurés. Quand, ce mercredi soir, le chef du jury est venu déclarer à M. le juge Charles que ses collègues ne pouvaient se mettre d'accord, le débat a été forcément ajourné.

Disons-le: les accusés n'y gagnent rien. Le refus de mise en liberté sous caution impose à Oscar Wilde une prolongation de captivité dont il souffrira, car en vérité sa santé se ressent des émotions de ces dernières semaines. Qu'y a-t-il gagné aux yeux de l'opinion?

Rien. L'on sait ce soir quel débat a empêché le jury de conclure. Dix jurés sur douze se sont nettement prononcés pour un verdict de culpabilité et pour une condamnation plus mitigée à charge de Wilde. Les termes dans lesquels l'honorable juge Charles a soumis le cas au jury ont vivement impressionné l'auditoire et la ville. Le délibération a été connue presque aussitôt par une indiscrétion commise par l'un des jurés dans un grand club de Picadilly. Il est donc avéré que, sans deux votes en sa faveur, Oscar Wilde serait à cette heure condamné et soumis au moins deux ans aux plus rudes travaux.

Il croyait à l'acquittement immédiat. Vers trois heures, après son déjeuner, il avait fait inscrire une livre sterling au compte du détenu qui prend soin de sa cellule, tant il pensait n'y pas rentrer. Il avait même prié l'un de ses amis de lui retenir une chambre dans l'un des grands hôtels de Tottenham-Court-Road, pour le soir même. Et il est rentré coucher dans sa cellule de Newgate.

Le résumé de M. le juge Charles pour le jury a vraiment été une page de haute éloquence judiciaire. Impossible de montrer plus d'impartialité, de sentiment et de talent.

Voici quelques fragments de ce discours:

J'ai été satisfait de voir l'accusation abandonner les charges relatives à la « conspiration », à l'excitation à la débauche. La loi le voulait, et les dépositions des témoins commandaient cette mesure. MM. les jurés se rappelleront qu'il y a deux sortes de témoins dans cette affaire. D'abord, ceux qui ont été complices des actes reprochés aux accusés et qui sont, en outre, des maîtres-chanteurs avérés. Depuis plus de 200 ans, aucun témoignage de cette nature n'a été admis par un tribunal anglais, et lord Bramwell a été refusé par deux fois de déférer à la cour criminelle des individus poursuivis en vertu de dépositions de cette nature. Pouvez-vous croire ce que vous ont dit ces hommes? Non. Ils ne méritent pas votre confiance.

D'autre part, accorderez-vous considération à ce qui a été dit par l'accusation des écrits de Wilde?

A mon avis, vous auriez grand tort; vous ne le devez pas. Je n'ai pas lu Dorian Grey et je ne vous souhaite pas de l'avoir lu; en tout cas, vous n'avez pas le droit de vous rappeler quelle impression vous a produite ce livre. On vous citait hier le mot de Coleridge: « Ne jugez aucun homme sur ses livres ». Je dirai encore: Ne confondez aucun écrivain avec les caractères, les types, les personnages créés par son talent.

Où en serions-nous donc si le contraire était jamais admis par la conscience publique, même par la critique, et quelle opinion serions-nous amenés à nous faire de Walter Scott et de Charles Dicken, et de beaucoup de grands écrivains du dix-huitième siècle dont les oeuvres peuvent attrister certains lecteurs faciles à scandaliser? Dorian Grey n'a rien à voir ici, ni les autres ouvrages dont on a parlé sans raison. Vous n'êtes pas une académie, vous êtes un jury criminel. Vous n'êtes pas chargés de la police des esprits. Vous n'avez pas à prononcer sur des écrits, mais seulement sur des faits. Vouloir rendre Wilde responsable ici de ses écrits, ce n'est pas seulement injuste, c'est absurde!

Ces paroles ont été accueillies par des applaudissements, puis le juge a continué:

On vous a lu aussi des poèmes de lord Alfred Douglas. Peut-être sont-ils scandaleux. Peut-être sont-ils irréprochables. Dans tous les cas, ce n'est pas votre affaire, et vous n'en deviez tenir aucun compte. Nous avons perdu beaucoup de temps ici, depuis vendredi, à parler littérature, sous prétexte que Wilde est un littérateur. Or il n'est pas accusé d'avoir écrit, ni bien ni mal. Et vous ne devez pas plus vous soucier de cette partie des débats que si Wilde était un maçon et si l'on vous eût parlé de sa maçonnerie, à propose des faits sur lesquels vous devez rendre un verdict. Seulement, n'oubliez pas qu'il y a des lettres de Wilde à lord Alfred Douglas, et que vous n'auriez sans doute jamais connu ces lettres s'il ne les avait produite lui-même. Il l'a dit et, là, il a dit la vérité.

Le résumé n'a pas duré moins de trois heures.

Le procès sera jugé à nouveau, avec un autre juge et devant le jury de la prochaine session, mais avec seulement les témoins qui ont déposé dans le procès actuel. Cela ne diminuera pas le nombre d'audiences, mais cela écourtera les comptes rendus.

Londres, 2 mai.

Les défenseurs de Wilde ont préparé une déclaration pour appuyer une demande de mise en liberté sous caution, demande qui sera présentée demain sur la requête introduite par un créancier d'Oscar Wilde.

Tous les effets de ce dernier ont été placés sous séquestre.

Le Temps - Friday, May 3, 1895

Londres, 1er mai.

Voici que s'ouvre la dernière audience du procès. C'est au juge à se faire entendre. Le lecteur suit que le juge anglais ne doit pas interroger un accusé. Il lui demande seulement, au début d'une instance, s'il plaide «coupable» ou «non coupable»; il l'avertit de prendre bien soin de ne rien dire qui puisse le compromettre aux yeux du jury, et il l'abandonne aux représentants de l'accusation et de la défense, se réservant seulement de veiller à ce que tout se passe conformément aux lois. Les débats clos, il donne son avis d'après ses notes. Son allocution remplace l'ancien résumé du président d'assises supprimé en France depuis quelques années.

Le résumé de M. le juge Charles a été une merveille d'impartialité, de clarté et de bon sens. Nous en citerons les passages principaux:

-- J'ai été satisfait, dit-il, de voir l'accusation abandonner les charges relatives à la « conspiration », à l'excitation à la débauche. La loi le voulait, et les dépositions des témoins commandaient cette mesure. MM. les jurés se rappelleront qu'il y a deux sortes de témoins dans cette affaire. D'abord, ceux qui ont été complices des actes reprochés aux accusés et qui sont, en outre, des maîtres-chanteurs avérés. Depuis plus de 200 ans, aucun témoignage de cette nature n'a été admis par un tribunal anglais, et lord Bramwell a même refusé par deux fois de déférer à la cour criminelle des individus poursuivis en vertu de dépositions de cette nature. Pouvez-vous croire ce que vous ont dit ces hommes? Non. Ils ne méritent pas votre confiance.

D'autre part, accorderez-vous considération à ce qui a été dit par l'accusation des écrits de Wilde. A mon avis, vous auriez grand tort: vous ne le devez pas. Je n'ai pas lu Dorian Grey et je ne vous souhaite pas de l'avoir lu; en tout cas, vous n'avez pas le droit de vous rappeler quelle impression vous a produite ce livre. On vous citait hier le mot de Coleridge: «Ne jugez aucun homme sur ses livres.» Je dirais encore: Ne confondez aucun écrivain avec les caractères, les types, les personnages créés par son talent. Où en serions-nous donc si le contraire était jamais admis par la conscience publique, même par la critique, et quelle opinion serions-nous amenés à nous faire de Walter Scott et de Charles Dickens, et de beaucoup de grands écrivains du dix-huitième siècle dont les œuvres peuvent attrister certains lecteurs faciles à scandaliser? Dorian Grey n'a rien à voir ici, ni les autres ouvrages dont on a parlé sans raison. Vous n'êtes pas une académie, vous êtes un jury criminel. Vous n'êtes pas chargé de la police des esprits. Vous n'avez pas à prononcer sur des écrits, mais seulement sur des faits. Vouloir rendre Wilde responsable ici de ses écrits, ce n'est pas seulement injuste, c'est absurde!

On applaudit et -- originalité exceptionnelle -- on applaudit même aux bancs occupés par les membres du barreau, même au banc de la presse. Le juge Charles impose silence d'une voix dure, et il continue:

On vous a lu aussi des poèmes de lord Alfred Douglas. Peut-être sont-ils scandaleux. Peut-être sont-ils irréprochables. Dans tous les cas, ce n'est pas votre affaire, et vous n'en devez tenir aucun compte. Nous avons perdu beaucoup de temps ici, depuis vendredi, à parler littérature, sous prétexte que Wilde est un littérateur. Or, il n'est pas accusé d'avoir écrit, ni bien ni mal. Et vous ne devez pas plus vous soucier de cette partie des débats que si Wilde était un maçon et si l'on vous eût parlé de sa maçonnerie, à propos des faits sur lesquels vous devrez rendre un verdict. Seulement n'oubliez pas qu'il y a des lettres de Wilde à lord Alfred Douglas, et que vous n'auriez sans doute jamais connu ces lettres s'il ne les avait produites lui-même. Il l'a dit et, là, il a dit la vérité.

Le juge a ensuite examiné un à un les témoins, et reconnu que la plupart d'entre eux ne méritaient pas grande confiance, bien que certaines de leurs dépositions soient confirmées par Wilde lui-même. Il en est pourtant d'absolument dignes de foi: le propriétaire de Taylor, le masseur et la femme de chambre du Savoy hôtel, le propriétaire d'Albemarle hôtel.

Ceux-là, dit le juge, sont sincères, et vous avez à vous demander si leurs dépositions suffisent à entraîner un verdict de culpabilité. Si vous acceptez ce qu'ils vous ont dit comme exact, vous savez ce que vous aurez à faire. Je vous disais tout à l'heure d'oublier l'homme de lettres, ne vous souciez pas davantage de l'homme du monde. Personne n'a de passé ici, ni d'antécédents. Les faits de la cause seuls doivent vous occuper. Pour moi, mon opinion est faite et je souhaite ardemment de trouver le jugement que vous me ferez rendre comme magistrat, en accord avec ma libre conscience!

Cette péroraison s'achève au milieu d'une grosse émotion dont personne dans l'auditoire ne se défend. C'est que, pour la première fois depuis deux mois, Londres vient d'entendre formuler une «opinion» sur le cas d'Oscar Wilde.

M. le juge Charles n'apportait pas seulement au jury le document parlé que sa haute fonction lui faisait un devoir de présenter; il semblait vraiment qu'il élevât la voix au nom de la conscience anglaise. On peut dire qu'il a très exactement rendu le sentiment général sur les accusés et sur les témoins entendus.

Ce summing up ayant duré trois heures, le jury est entré en délibération à une heure quarante minutes et il a délibéré longtemps.

Pendant ce temps, l'anxiété de tous ressemble à de la fièvre. Wilde fait bonne contenance. Il s'est taillé une plume d'oie qu'il trempe dans l'encrier de sir Edward Clarke et il écrit sur des feuillets de papier rose appuyé à un exemplaire du Strand Magazine. Taylor contemple, les mains vides et les bras ballants, M. le juge Charles, que son devoir fixe à son fauteuil.

A trois heures, le juge reçoit un message du jury. Ces messieurs ont faim et demandent à déjeuner. Cette requête satisfait tout le monde. On envoie un lunch aux jurés; le juge se retire et les accusés sont emmenés hors la salle d'audience pour déjeuner aussi. Tous rentrent à l'audience à trois heures et demie.

La durée de la délibération fait craindre un sérieux désaccord parmi les jurés. Aux termes de la loi anglaise, aucun verdict ne peut entraîner jugement s'il n'a été rendu à l'unanimité. On a vu, dans quelques affaires, le jury délibérer vainement pendant plusieurs heures, voire pendant un jour et demi, sans que ses membres pussent s'accorder; auquel cas le juge les renvoyait par deux et trois fois, dans leur salle de délibération, en adjurant la majorité des jurés de parvenir à convaincre leurs collègues. En sera-t-il de même aujourd'hui?

A cinq heures, le jury rentre en séance et M. le juge Charles adresse au chef des jurés la question traditionnelle:

-- Messieurs, êtes-vous d'accord? -- Non, Votre Honneur, nous ne sommes pas d'accord!

Tout le procès est à recommencer.

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