La Fraternité - Thursday, May 2, 1895

Le monde des esthètes parisiens a été douloureusement impressionné par la fâcheuse mésaventure qui a conduit le poête Oscar Wilde dans les prisons de Londres.

Les esthètes ? Vous ignorez cette école ? Tant mieux ! D'ailleurs, elle ne compte pas de grands noms, mais tout simplement une bande d'inquiétants jeunes hommes qui se figurent que le talent consiste dans le pufisme et que, pour être un grand artiste, on n'a qu'a se moquer du public.

Ce genre décadent avait pour grand-prêtre, en Angleterre, le dénommé Oscar Wilde, dont les goûts par trop esthétiques pour les petits garçons viennent de causer à Londres le scandale que l'on sait.

Il vint jadis à Paris, ce triste personnage, et je me rappelle encore la campagne qui fut menée, par toute la légion des snobs et des imbéciles, pour nous faire saluer le génie de cet « amateur de sensations rares ».

Je le vis, à un spectacle où l'on faisait cercle autour de lui. C'était un grand garçon, joufflu, imberbe, aux cheveux blonds pommadés sur les tempes, à la main grasse et molle, aux gestes lents, au parler paresseux, avec je ne sais quoi d'anti-viril dans toute sa personnalité.

L'impertinence envers le public-est un des caractères principaux de l'esthète, ai-je dit. Nul mieux que Wilde ne posséda cette impertinence. Voici, en effet, ce que l'on racontait de lui, à l'époque. Une de ses pièces avait eu à Londres un gros succès de représentation. Pour répondre à l'enthousiasme des spectateurs, Oscar Wilde avait dû se laisser traîner sur la scène. Il y était arrivé absolument flegmatique, très correct dans son habit à revers fleuris, et, entre deux bouffées d'une cigarette qu'il n'avait pas cessé de fumer, il avait, d'un ton plein de condescendance, adressé cette phrase au public : « Vraiment, je vous félicite d'avoir eu assez de goût pour apprécier mon oeuvre à sa valeur... »

N'est-ce pas le comble du genre ? C'est le même homme qui se pâmait d'admiration à la lecture d'une œuvre dans laquelle l'auteur était parvenu à écrire plusieurs phrases qui ne signifiaient absolument rien. Pour un esthète cela est, en effet, le suprême de l'art !

La République Française - Thursday, April 11, 1895

Ce triste personnage, dont on parle tant, je l’ai plusieurs fois aperçu à Paris ; je l’y ai vu faire parade, et non d’ailleurs sans esprit, de sa virtuosité dans le paradoxe. Il ne me semble pas que ses mœurs, alors, fussent aucunement suspectes. On le savait seulement bizarre, étrange, précieux, original. En somme, on le considérait un peu comme un excentrique de talent, ayant tout ce qu'il faut pour amuser, par son esthétisme plus ou moins sincère, des curiosités raffinées. Il était donc assez recherché, durant ses rapides séjours en France. Et je crois bien qu’il se complaisait volontiers à s’exhiber.

Son premier aspect était assez déconcertant. On avait devant soi un très grand garçon, — j’emploie le mot à dessein, car, en dépit de ses trente-cinq ans et de sa carrure, il ne donnait pas l'impression d’un homme, — un très grand garçon fort bouffi. Habillé du reste, désormais, à peu près comme tout le monde, de vêtements amples à la coupe anglaise très caractérisée.

Ce n’était plus l’échappé de Magdelen-College déambulant à travers Pall-Mall avec un grand lys ou un soleil en main, porté droit comme un cierge. C’était une manière de dandy, aux mains grasses, faisant craquer ses gants gris perle, souriant d’un perpétuel sourire, qui découvrait une denture très en dehors et plutôt médiocre, et portant fréquemment à ses lèvres et à ses narines un mouchoir parfumé. Comme fleurs, à la boutonnière, un simple bouquet de violettes. L’œillet vert qu’il avait un moment mis en vogue à Londres, était déjà démodé ! Sa façon de se coiffer, à l’anglaise, avec des cheveux trop longs, d’un châtain clair, lissés au cosmétique sur le front, achevait de lui donner un air de grand et gros gamin.

Il parlait avec un grasseyement aimable, affectant de glisser légèrement sur les opinions ou les réflexions les plus osées qu'il émettait. Fort peu de temps auparavant, une pièce de lui avait eu, à Londres, un succès énorme de première représentation. Pour répondre, voire pour obéir à l'enthousiasme tumultueux et acharné des spectateurs, Oscar Wilde avait dû se laisser traîner sur la scène. Il y était arrivé absolument flegmatique, très correct dans son habit au revers fleuri, et entre deux bouffées d’une cigarette qu’il n’avait pas cessé de fumer il avait, d’un ton plein de condescendance impertinente, adressé cette phrase au public : « Vraiment, je vous félicite d’avoir eu assez de goût pour apprécier mon œuvre à sa valeur... » Un tel genre de pose lui était évidemment devenu presque naturel.

Je me souviens qu’un jour, devant lui, on commentait une histoire d’empoisonnement, assez analogue à celle du procès Joniaux, dont il avait inséré un épisode dans quelque récit. Pour premier crime, un mari avait supprimé sa femme, après l’avoir fait assurer sur la vie pour une forte somme. Cette femme, qui appartenait à la haute société londonienne, M. Oscar Wilde l’avait connue. Et, comme on demandait ce qu'il pensait de la cruauté traîtresse du meurtrier : « Oh ! nous dit-il gravement, très, très shocking !... Mais elle avait les chevilles si grosses !... »

Cette réponse ne pouvait beaucoup nous surprendre, venant d’un homme qui a consacré un de ses ouvrages, le plus remarquable, assurent ses admirateurs, à l’apologie de l’assassinat en tant que sport noble et de haut goût !

Je crois que j'augmenterais encore singulièrement l’indignation de ses compatriotes contre lui, si je rapportais les humoristiques historiettes qu’il se plaisait à débiter, avec une ironique tranquillité, sur la vie de la cour et sur les plus éminentes personnalités de son pays. Je ne rapporterai que deux ou trois de ses propos les plus anodins.

Il était vraiment très comique en dépeignant la vie à Windsor. Depuis la mort du tant regretté prince-consort, on y fait tout en versant des larmes. On se compose un visage funèbre dès en entrant dans la salle à manger de la reine. On voit une rose sur la table, et on verse un pleur en essayant «le se rappeler combien il aimait les roses... On pleure à torrents dans les yeux brouillés... Et ce perpétuel attendrissement est jugé le comble de l’exquis !

Pourtant, toujours d’après Oscar Wilde, Sa Gracieuse Majesté serait, à l’occasion, fort susceptible d’une sincérité sans mièvrerie, bien au contraire ! — Un peintre, une fois faisait son portrait. La reine, au bout de quelques séances, va jeter un coup d'œil sur la toile. Elle y était fort embellie. Voici qu’elle entre en véhémente colère et, interpellant violemment l’artiste : « Eh quoi ! monsieur, vous me faites jolie ? Mais je suis rougeaude, monsieur ! mais je suis laide ! mais je suis un montre !... C’est de la dernière impertinence, monsieur, de vouloir me faire jolie !... »

Le mensonge, dans ce cas, — toujours selon Wilde, — eût été encore plus flagrant s’il se fût agi de prêter des charmes à la belle-fille de la reine, à la belle-sœur de la princesse de Galles, Mme la duchesse d'Edimbourg...

Le poste de première dame d’honneur au près d'une princesse du sang est, naturellement, l’objet de frénétiques ambitions. Mais il faut que cette première dame d’honneur remplisse avant tout une condition essentielle : il faut qu’elle soit un peu plus laide que la princesse elle-même. Eh bien ! M. Wilde affirmait qu’en dépit des compétitions il fallut plus de deux ans de recherches pour trouver une dame d'honneur à la duchesse d’Edimbourg, dans les conditions voulues...

Ce ne sont là, sans doute, que de malicieuses boutades. Cependent je crois qu’il est prudent que je m’interrompe de citer...

Quelques-unes de ses appréciations littéraires auraient moins d’inconvénient à être redites, quoique je ne l’aie entendu s'émerveiller qu’une seule fois, et cela à propos de certain passage d’un ouvrage dans lequel, à la profonde admiration d’Oscar Wilde, l’auteur était parvenu à écrire plusieurs phrases qui ne signifiaient absolument rien... Mais ses théories sur la matière ont été assez formellement résumées dans plusieurs des étonnantes réponses de son étonnant interrogatoire. Tout mauvais art, à son gré, provient du retour à la vie et à la nature... Ne discutons pas : il nous récuserait. « Un critique, a-t-il écrit, ne peut pas être juste au sens ordinaire du mot. Il n’est possible d’émettre une opinion vraiment non influencée que sur les choses qui ne nous intéressent pas du tout. Telle est à coup sûr la raison pour la quelle une opinion non influencée est toujours complètement sans valeur. L’homme qui voit les deux côtés d'une question est un homme qui ne voit absolument rien. »

Boiseguin.

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