Le Jour - Sunday, April 7, 1895

Oscar Wilde a comparu aujourd' hui devant la tour de Bow-Street. Une foule considérable se pressait aux abords et la police avait fort à faire pour repousser les curieux qui voulaient entrer.

Le prisonnier a été sorti de sa cellule et conduit à l'audience a onze heures. Un gardien se tenait à côté de lui. En apparence, il paraissait insouciant et conservait la même attitude nonchalante que ces jours précédents à la barre des témoins.

M. Gully, qui remplit les fonctions équivalentes à celles du ministère public, prend la parole et dit que l'accusation portée contre M. Wilde tombé sous la loi criminelle, mais, étant donné la nature de la cause, il n'importunera pas le tribunal par des considérations préliminaires.

M. Gully s'occupe de Charles Parker qui se rencontra avec Oscar Wilde a Savoy Hotel, du 7 au 29 mai 1893, et d'un nommé Taylor qui, a la même époque, eut des relations étroites avec l'accusé.

Les témoignages montreront qu'il était chargé de lui procurer des jeunes garçons; Wilde se rendait fréquemment au domicile de Taylor où les clients de ce dernier lui étaient présentés. Bien que la police ait eu des difficultés énormes pour réunir des témoins, néanmoins on pourra en faire paraître plusieurs à la barre.

Charles Parker, à qui il est fait allusion, est alors introduit et va déposer sur les faits auxquels il a été mêlé. A ce moment on apprend que Taylor vient d'être découvert et à son tour il est conduit au banc des condamnés.

Lorsqu'il entre dans la salle, O. Wilde s'incline viers lui. Sir John Bridge, le magistrat, lui explique la nature de la cause, puis on entend Parker.

M. Humphrey qui se présente pour Wilde, réserve son interrogatoire du témoin. Après l'audition de plusieurs jeunes gens qui ont eu des relations avec Wilde, l'audience est levée.

Lundi cette affaire sera continuée.

M. Oscar Wilde, fils d'un médecin irlandais, est marié depuis 1884; il a épousé une demoiselle Lloyd, fille d'un riche financier; il est père de deux enfants. Il a eu de grands succès littéraires et surtout dramatiques. Les directeurs des théâtres de Londres, où se donnent actuellement des pièces de M. Wilde (on joue le à Haymarket et au Saint-Jame's Theater), ont fait disparaître de leurs affiches le nom de l'écrivain et le Criterion où devait être transféré dans une semaine le premier de ces ouvrages, refusera, dit-on, d'exécuter son contrat.

Rappelons quelques détails de l'arrestation de M. Oscar Wilde. C'est dans un hôtel de Sloane street que deux détectives l'ont arrêté, obéissant à un mandat de sir John Bridge, président du tribunal de Bow street. M.Oscar Wilde se trouvait en compagnie des deux fils du marquis de Queensbury. Il était nonchalamment étendu dans un grand fauteuil, et fumait. Il s'est constitué prisonnier de fort bonne grâce.

Pendant le trajet en fiacre de Sloane street à Scotland Yard, il feuilletait un exemplaire de la revue littéraire le . En descendant de voiture, et tituba. Cet incident fit voir qu'il avait fait de copieuses libations.

De Scotland Yard, M. Wilde fut transféré à Bow street, où il occupe une cellule.

Au moment de son arrestation, M. Wilde avait sur lui vingt billets de cinq livres, c'est-à-dire 2,500 francs. II est evident qu'il entendait se sauver ce soir-la. Il a été arrêté d'ailleurs dans un hôtel où il n'avait pas l'habitude d'aller. Il est évident qu'il cherchait à dépister la police.

Il n'est pas inutile de faire remarquer que les bruits les plus étranges circulent sur cette épouvantable affaire; on dit que des arrestations retentissantes sont sur le point d'être opérées, et l'on prononce des noms.

Mais il convient de l'accueillir ces rumeurs que sous les plus expresses réserves.

Ajoutons que si sa culpabilité est établie, Oscar Wilde pourra être condamné à des peines variant entre dix ans de servitude pénale et la servitude pénale à vie. En effet le crime contre nature dont M. Wilde a à répondre vient immédiatement dans l'échelle pénale anglaise aprés le crime de meurtre.

Le Temps - Sunday, April 7, 1895

Mon télégramme vous a appris le coup de théâtre si singulièrement dramatique qui a brusquement coupé court à ce procès retentissant.

La fin du contre-interrogatoire et le début de l'éloquent exposé de M. Carson avaient produit une impression profonde. Oscar Wilde est moralement condamné, pensions-nous tous, et nous sentions qu'aujourd'hui nous allions assister à une véritable exécution. Elle a eu lieu, brève et solennelle, des mains même de l'accusateur qui est apparu aux yeux de tous comme le vrai criminel.

A dix heures et demie, M. Carson reprenait son exposé justificatif. « J'avais espéré, a-t-il dit en substance, que ces messieurs du jury en avaient assez entendu et que moi-même j'en avais assez dit hier pour me dispenser d'aller plus loin. Mais, puisqu'il en est autrement, il faudra que l'on entende les dépositions de ces jeunes hommes dont il plaisait à M. Wilde de s'entourer. Ils viendront raconter leur lamentable et honteuse histoire, et d'autres, le masseur de l'hôtel Savoy par exemple, viendront dire de quels spectacles ignobles ils ont été les témoins involontaires.

Puis l'éminent avocat avait, de sa voix stridente, repris l'historique des relations de M. Wilde avec l'un de ces jeunes hommes, lorsque tout à coup nous voyons sir Ed. Clarke, qui venait à peine de s'asseoir à sa place, se pencher vers son confrère et lui dire quelques mots. M. Carson demande alors au juge l'autorisation de s'interrompre et au milieu de la plus vive attention un colloque à voix basse s'échange entre les deux avocats.

Sir Ed. Clarke se lève bientôt et d'une voix qu'une émotion bien naturelle rend légèrement tremblante,il fait la déclaration suivante. Il reconnait qu'il semble impossible de nier que le terme de « poser pour, etc. », dont s'est servi le marquis de Queensberry, n'ait été suffisamment justifié. Aussi, pour éviter la prolongation de débats sur des questions aussi répugnantes, il désire, au nom de M. Oscar Wilde, retirer la plainte et, si cela n'est pas suffisant, accepter un verdict de non-culpabilité en faveur du marquis de Queensberry.

M. Carson déclare consentir à ces conclusions à condition que son client ait pleine satisfaction.

L'émotion est générale dans la salle, et lorsque le jury, consulté par le juge, rapporte un verdict d'acquittement stipulant que les raisons justificatives produites au nom de l'accusé ont été prouvées et qu'elles ont été publiées en vue de l'intérêt public, des applaudissements éclatent, que personne ne songe à réprimer.

Le marquis, remis immédiatement en liberté, reçoit force poignées de mains et félicitations. Mais ce n'est pas fini avant que l'accusé d'hier, devenu aujourd'hui justicier, ne quitte la cour, son avoué, M. Russell, adresse la lettre suivante au directeur des poursuites publiques, M. Hamilton Cuffe:

« Pour éviter que la justice se trouve en défaut, je crois devoir vous envoyer immédiatement une copie des dépositions de tous nos témoins, en même temps qu'une copie du compte rendu sténographique des débats. »

Et l'on peut, dès ce moment, prévoir l'arrestation de M. Oscar Wilde: « Je l'ai informé, dit le marquis à qui veut l'entendre, que je ne m'opposerais pas à sa fuite, mais que, s'il emmenait mon fils avec lui, je le tuerais comme un chien. Pourtant je ne crois pas qu'on le laisse prendre le large... » Et il ajoute qu'il ne se doutait pas de toute l'immoralité de l'écrivain avant d'avoir reçu les témoignages recueillis par ses avoués, et qui étaient d'une nature si épouvantable, si irréfutable! « Bref, cette affaire me coûte une trentaine de mille francs; mais je ne regrette rien, dans la conscience où je suis d'avoir agi pour le bien de mon fils, pour l'honneur de ma famille et à l'avantage de la salubrité publique. »

De son côté, M. Wilde datait de l'hôtel de Holborn viaduct une lettre adressée à l'Evening News et rédigée en ces termes: « Il m'eût été impossible d'établir mes griefs sans appeler en témoignage lord Alfred Douglas contre son père. Lord Alfred Douglas désirait vivement que je le fisse, mais je n'y ai pu consentir. Plutôt que de le placer dans une si pénible position, j'ai résolu de retirer ma plainte et de prendre sur mes épaules tout le poids de l'ignominie et de la honte qui résultent pour moi de cette affaire. »

A ces informations de notre correspondant, nous devons ajouter les détails qui n'ont été connus que ce matin, et particulièrement ceux qui se rapportent à l'incarcération de M. Wilde dans une cellule de Bow street.

Sa détermination de retirer sa plainte avait été prise, dit-on, dès jeudi soir et il ne parut plus en public, hier, au tribunal d'Old Bailey. Il y passa pourtant quelque temps, puis se rendit dans son brougham à l'hôtel Holborn viaduct où il rédigea la lettre que l'on a lue plus haut. Chemin faisant, il cria par la portière de la voiture: « Verdict, non coupable! »

Il passa une partie de l'après-midi à un autre hôtel, le Cadogan, de Sloane street, et c'est la que, vers six heures du soir, deux détectives vinrent l'arrêter. Ils obéissaient à un mandat de sir John Bridge, président du tribunal de Bow street, lequel avait examiné personnellement deux des témoins cités par lord Queensberry, après avoir reçu communication de la lettre adressée au procureur Hamilton Cuffe.

M. Wilde se trouvait en compagnie des deux fils du marquis, lord Douglas de Hawick (le fils aîné et héritier depuis la mort de lord Drumlanrig) et lord Alfred Douglas. Il était étendu sur une chaise longue et fumait. Quand un des détectives lui eut expliqué l'objet de sa visite, il demanda ce qu'on allait faire de lui: « Vous conduire à Scotland yard. -- Serai-je gardé toute la nuit dans une cellule? --Oui. -- Pourrai-je fournir une caution? -- Ce n'est pas à moi à vous le dire. -- Fumer? -- Nous ne le savons pas. »

Après cette conversation, M. Wilde se décida à monter dans le fiacre qui avait amené les policemen et à les suivre à Scotlandyard, non sans emporter, pour se distraire pendant le trajet, un exemplaire du Yellow book, qui est une publication littéraire trimestrielle. En descendant de voiture, il manqua de tomber par terre, à quoi l'on vit qu'il avait fait d'abondantes libations. Enfin, à huit heures du soir, il était transféré de Scotland yard à Bow street, où il fut fouillé. Il ne fit aucune remarque à la lecture du mandat d'arrêt, mais demanda qu'on lui redit la date (25 mars dernier) sur laquelle s'appuie surtout l'accusation formée par la procédure anglaise, de préciser et de prouver un fait spécial. Une forte caution que vint offrir lord Alfred Douglas pour sa mise en liberté conditionnelle fut refusée et il fut enfermé dans une cellule : son traitement y est exactement pareil à celui qu'on fait subir aux autres prisonniers. C'est ce matin, à dix heures, qu'il a dû comparaître devant sir John Bridge.

Le crime contre nature dont M. Wilde aura à répondre vient immédiatement dans l'échelle pénale anglaise, après le crime de meurtre. Si sa culpabilité est établie, il pourra être condamné à des peines variant entre dix ans de servitude pénale et la servitude pénale à vie; s'il n'est trouvé coupable que d'une tentative de crime et non de l'accomplissement même, la sentence pourra ordonner de trois à dix ans de servitude pénale.

La police, qui surveillait M. Wilde depuis deux mois environ, recherche activement les deux individus(surtout Taylor, qui était surveillé mais qu'on a laissé échapper hier matin) dont les informations ont amené à la connaissance ou à la présomption des faits imputés: on craint qu'ils n'aient quitté Londres.

Les directeurs des théâtres de Londres, où se donnent actuellement des pièces de M. Wilde (on joue le Mari idéal à Haymarket et l'Importance d'être sérieux au Saint-James's Theater), ont fait disparaître de leurs affiches le nom de l'écrivain et le Criterion, où devait être transféré dans une semaine le premier de ces ouvrages, refusera, dit-on, d'exécuter son contrat.

Rappelons que M. Oscar Wilde, fils d'un médecin irlandais, est marié depuis 1884; il a épousé une demoiselle Lloyd, fille d'un riche financier; il est père de deux enfants. Il a eu de grands succès littéraires et surtout dramatiques.

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