Le Matin - Sunday, April 7, 1895

LONDRES, 6 avril.--Par fil spécial.--

M. Oscar Wilde a été traduit aujourd'hui devant le tribunal de police de Bow street. Une grande foule, qui n'a pu trouver place dans la salle, stationne aux abords du tribunal.

M. Gill remplit les fonctions de ministère public.

M. Oscar Wilde est amené et prend place sur l'estrade des accusés. Son attitude est la même qu'à la cour d'assises. Il ne parait pas autrement ému de l'infâme accusation qui pèse sur lui. Il s'appuie nonchalamment sur le rebord de l'estrade et écoute attentivement M. Gill, qui présente l'accusation et donne les détails indispensables.

Pendant que ce dernier parle, on annonce que M. Taylor, un individu dont il a déjà été beaucoup question, et dont le rôle était de présenter des jeunes gens à Wilde, a été arrêté. Taylor est placé à côté de ce dernier qui, en le voyant paraître, lui sourit.

L'attitude de Taylor est déplorable il rit en entendant tous les détails obscènes que révèlent les dépositions des témoins. Le premier témoin entendu est un nommé Parker, âgé de dix-neuf ans, valet de chambre sans place. Il a été présenté à Wilde par Taylor.

En cabinet particulier.

Parker et un frère à lui, Taylor et Wilde allèrent dîner dans un restaurant. Ils mangèrent tous quatre dans un cabinet particulier. C'est là que la présentation fut faite. On but du champagne; ce fut naturellement Wilde qui paya. Parker visita ce dernier au Savoy Hôtel où ils s'installèrent seuls dans un petit salon. On soupa chaque fois au champagne et Parker recevait en partant soit deux, soit trois livres sterling. D'autres rencontres ont eu lieu entre eux...

Taylor habitait Chapel street, où il avait un étrange appartement et où il offrait parfois le thé à ses amis. Parker y est allé quelquefois, il y fut arrêté un jour avec Taylor; cela le fit réfléchir et il cessa toutes relations avec Wilde et toute la bande.

Le frère de Parker est également interrogé et confirme en partie le récit de son frère.

Mme Grast raconte qu'elle louait des chambres à Taylor qui recevait des visites d'un grand nombre de jeunes gens d'environ seize ans. Le témoin ne peut pas reconnaître M. Wilde, mais elle se souvient que Taylor appelait un de ses visiteurs Oscar.

« Les chambres de Taylor, dit le témoin, étaient très bien meublées et très parfumées. Taylor était comme une petite maîtresse dans son déshabillé de nuit. » N'insistons pas.

Le témoin suivant est Alfred Woods; il est mince, jeune; il a bonne mine. Il a été présenté à Wilde par Taylor, en 1893, dans sa propre maison, en l'absence de la famille. Il raconte que Wilde l'a fait boire force champagne et qu'il lui a donné de l'argent et une chaîne de montre; mais il déclara bientôt à Taylor qu'il ne voulait plus aller avec Wilde et ces gens-là.»

Le ministère public interrompt ici le témoin et lui dit:

--Nous ne nous occupons que de l'affaire Wilde mais je crois qu'il y avait d'autres personnes présentes également à ces réunions? Oui, répond le témoin, et un ou deux d'entre eux ont quitté l'Angleterre.

Wilde lui a donné 35 livres sterling pour racheter certaines lettres, et avec cet argent il s'est rendu en Amérique.

Un autre témoin, Sydney Stador, jeune et de bonne mine, a rencontré Wilde et lord Alfred Douglas dans l'appartement de Taylor il avoue être resté avec Taylor, mais avec lui seulement.

Un masseur de l'hôtel Savoy raconte avoir vu un jeune homme de seize à dix-huit ans dans la chambre à coucher de Wilde, et une femme de chambre de l'hôtel affirme le même fait.

Etc., etc.

Le magistrat ajourne l'affaire à jeudi et refuse de laisser les accusés en liberté sous caution.

Auteur dramatique.

On joue en ce moment à Londres deux pièces d'Oscar Wilde, l'une au Haymarket et l'autre au Saint-James. Les directeurs n'ont pas voulu les enlever de l'affiche pour ne pas mettre le personnel sur le pavé, mais le nom de l'auteur ne paraît plus ni sur l'affiche ni sur le programme.

Un télégramme de New-York annonce qu'au théâtre de Lyceum, où l'on donne le Mari idéal, d'Oscar Wilde, le nom de ce dernier a été également enlevé de l'affiche. Miss Rose Coghlan, qui fait une tournée dans les Etats orientaux et qui devait jouer aujourd'hui une Femme sans importance, pièce de M. Wilde, a enlevé cette pièce de son répertoire.

On comprend la réserve que je garde en racontant tous ces détails.

Quelques jours avant le procès terminé hier, le marquis de Queensbury écrivit à Oscar Wilde la lettre suivante:

« Si la police vous permet de vous sauver tant mieux pour vous, mais si vous prenez mon fils avec vous, je vous suivrai partout où vous irez et je vous tuerai. »

Ajoutons que M. Oscar Wilde, fils d'un médecin irlandais, a épousé en 1884 miss Lloyd, fille d'un riche financier; il est père de deux enfants.

Au moment où Taylor a été arrêté, il était très gai; il a demandé au détective à combien il pourrait être condamné.

Le prisonnier.

Rappelons quelques détails de l'arrestation de M. Oscar Wilde. C'est dans un hôtel de Sloane street que deux détectives l'ont arrêté, obéissant à un mandat de sir John Bridge, président du tribunal de Bow street. M. Oscar Wilde se trouvait en compagnie des deux fils du marquis de Queensbury. Il était nonchalamment étendu dans un grand fauteuil et fumait. Il s'est constitué prisonnier de fort bonne grâce.

Pendant le trajet en fiacre de Sloane street à Scotland Yard, il feuilletait un exemplaire de la revue littéraire le Yellow book. En descendant de voiture, il tituba. Cet incident fit voir qu'il avait fait de copieuses libations.

De Scotland Yard, M. Wilde fut transféré à Bow street, où il occupe une cellule.

Au moment de son arrestation, M. Wilde avait sur lui vingt billets de cinq livres, c'est-à-dire 2,500 francs. Il est évident qu'il entendait se sauver ce soir-là. Il a été arrêté d'ailleurs, dans un hôtel où il n'avait pas l'habitude d'aller. Il est évident qu'il cherchait à dépister la police.

Il n'est pas inutile de faire remarquer que les bruits les plus étranges circulent sur cette épouvantable affaire; on dit que des arrestations retentissantes sont sur le point d'être opérées, et l'on prononce des noms.

Mais il convient de n'accueillir ces rumeurs que sous les plus expresses réserves.

Le Matin - Friday, April 12, 1895

LONDRES, 11 avril. Par fil spécial. La petite salle de Bow street, qui sert ordinairement aux affaires d'extradition, est trop petite pour contenir la foule des curieux qui occupent les abords de la cour; très peu peuvent entrer dans la salle, qui est comble.

Le magistrat est sir John Bridge.

On sait qu'ici il s'agit simplement de savoir si les deux inculpés, Oscar Wilde et Taylor, seront renvoyés ou non devant les assises criminelles.

A l'audience de samedi dernier, le ministère public avait procédé à son interrogatoire des témoins. C'est aujourd'hui le tour de la défense.

Oscar Wilde est défendu par sir Edward Clarke, et Taylor par M. Newton. L'accusation qui pèse sur Taylor est de s'être entendu avec Wilde pour lui procurer des jeunes gens dans un but que la loi réprouve.

Oscar Wilde est très abattu. Il n'a plus cette assurance indifférente des premiers jours. Son visage est pâle, amaigri, plein de langueur. Taylor, au contraire, a conservé sa bonne humeur dédaigneuse qui dénote une absence absolue de toute conscience et de toute dignité.

Sir Edward Clarke prend la parole et explique que, suivant son opinion, un nouvel interrogatoire des témoins déjà entendus samedi dernier ne pourrait contribuer en quoi que ce soit à la défense d'Oscar Wilde. En conséquence, il déclare qu'il ne procèdera pas à un nouvel interrogatoire.

Mais M. Newton, avocat de Taylor, demande à poser un certain nombre de questions à quelques-uns des témoins de samedi.

Les révélations.

On introduit alors Charles Parker, qui, interrogé par M. Newton, répond - Je suis né en 1874. Je suis employé dans une maison depuis huit mois.

Au mois d'août dernier, j'ai été arrêté dans une maison de Fitzroy square. Je ne connais qu'un seul des individus qui la fréquentaient.

C'est dans une entrevue qui eut lieu au Saint-James-Restaurant, que Parker vit Taylor. Il n'avait jamais commis aucun acte d'indécence avant de connaître Oscar Wilde. Ce dernier lui demanda de l'accompagner au Savoy-Hôtel, en présence de Taylor; mais Parker ignore si Taylor entendit cette invitation. La seconde fois qu'il se rendit au Savoy-Hôtel, Taylor n'était pour rien dans l'affaire.

Parker, répondant à de nouvelles questions de l'avocat Newton, commence à raconter qu'il a connu un certain Atkins, comédien, lorsque le ministère public fait des observations sur la manière dont M. Newton procède à l'interrogatoire du témoin et déclare que, s'il persiste, l'accusation fera ressortir de nouvelles charges contre Taylor. M. Newton, en effet, veut démontrer que Parker est un garçon notoirement connu comme étant de mœurs dépravées. Malgré les observations du ministère public, l'avocat Newton continue à interroger le témoin Parker. Celui-ci déclare qu'il ne sait d'ailleurs rien au sujet d'Atkins. Quant à lui-même, s'il a quitté le service de valet de chambre, ce n'est pas parce qu'il avait été accusé de vol.

Pressé de questions, il avoue ses relations avec une personne que deux de ses camarades ont fait ensuite chanter «dans les grands prix».

Il a reçu, pour prix de sa coopération à cette malpropre opération, une assez forte somme.

Ce n'est pas lui qui demanda à Taylor de le présenter à Wilde. C'est Taylor qui lui demanda s'il voulait être présenté à Wilde. Parker répondit affirmativement.

M. Gill, ministère public, interroge de nouveau le témoin, qui confirme les précédentes déclarations.

Un secrétaire particulier.

Atkins, dont il vient d'être question, comparaît à son tour comme témoin. Interrogé par M. Gill, il fait les déclarations suivantes :

Il a vingt-deux ans. Au mois de novembre 1892, il fut invité à dîner au restaurant de l'hôtel de Florence. Là, il rencontra Oscar Wilde, Taylor et deux autres personnes. C'était la première fois qu'il voyait Oscar Wilde. Celui-ci, lui passant le bras autour de la taille, lui demanda d'aller à Paris avec lui en qualité de secrétaire particulier.

Affaire conclue. Ils partirent deux jours après, descendirent dans un hôtel du boulevard des Capucines où ils prirent deux chambres contiguës.

Le lendemain, après avoir déjeuné dans un café, Wilde le conduisit chez un coiffeur où il lui fit couper et friser les cheveux. Ils soupèrent ensemble dans la soirée. «C'est le meilleur souper que j'aie jamais fait de ma vie!» s'écrie le témoin à ce souvenir.

Ensuite, Oscar Wilde lui donna un louis, avec lequel Atkins alla s'amuser au Moulin-Rouge.

Quand il rentra à l'hôtel, il trouva Wilde en compagnie de quelqu'un. Il alla se coucher.

Plus avant dans la nuit, Wilde vint le trouver dans sa chambre; la conversation languissant, Wilde se retira.

Wilde lui donna à Paris un porte-cigarettes en argent, et quand ils furent de retour à Londres, il lui fit don de trois livres en débarquant à la station de Victoria. Dans la suite, Wilde lui écrivit de venir le voir. Il y alla en effet.

Wilde alla le voir également chez lui. Il y rencontra un jeune homme qui lui fut aussitôt présenté, ainsi qu'à Taylor qui, de même que Wilde, l'appelait Fred, diminutif de son nom de baptême Frédéric.

M. Newton, défenseur de Taylor, procède au contre-interrogatoire d'Atkins et lui dit:

«Mais vous ne prononcez aucun nom. N'avez-vous donc pas été présenté à Taylor par un monsieur à Paris?» Atkins répond: Oui. -- Et cette même personne ne vous a-t-elle pas également présenté à Wilde? -- Oui, répond le témoin, qui raconte ensuite avoir connu un nommé Burton.

Atkins nie avoir jamais participé à aucun acte de chantage. Il nie également avoir commis des actes immoraux pour vivre. Le magistrat demande au témoin s'il a servi de secrétaire à Wilde à Paris. Le témoin dit qu'il a recopié une pièce de théâtre pour lui.

D. Etait-ce une femme ou un homme qui se trouvait avec Wilde, lorsque vous êtes rentré à l'hôtel? R. C'était un homme, naturellement (sic).

Autre idylle.

Un autre témoin, Shelly, raconte qu'il fit la connaissance de Wilde chez un éditeur, où il était employé.

Wilde lui écrivit d'aller le voir à l'hôtel Albermale. Ils dînèrent ensemble et, après le dîner, où ils burent beaucoup, ils se rendirent dans le salon particulier de Wilde qui, vers une heure du matin, invita Shelly à aller se reposer, l'embrassant à plusieurs reprises.

Shelly, d'ailleurs, déclare avec candeur qu'il admirait beaucoup le poète Wilde et qu'il était « très flatté que Wilde montrât tant d'affection pour lui ».

Le témoin passe donc toute la nuit en compagnie de Wilde. Le lendemain, ils visitèrent ensemble plusieurs restaurants et cafés.

Le témoin assure qu'il a détruit toutes les lettres que Wilde lui a écrites. Quant à Taylor, c'est pour lui un étranger.

Plusieurs femmes ayant habité dans les mêmes maisons que Parker et Taylor déposent et racontent leurs soupçons.

On demande à l'une d'elles:

-- Est-ce que Taylor ne recevait, jamais de femmes? -- Oh non! répond-elle avec force. (Rires.) Dans ces dépositions reviennent constamment les noms de Taylor, de Parker et de Wilde, qui se voyaient très souvent. Le garçon d'un petit hôtel de Saint-Jame's Palace, où Wilde habita quelque temps, raconte les mêmes faits.

Le propriétaire de l'hôtel Albermale, après plusieurs séjours de Wilde chez lui, eut des soupçons et chercha à se débarrasser de lui en le faisant poursuivre par son sollicitor pour une note restée en souffrance.

A l'hôtel Cadogan.

L'inspecteur de police Charles Richard et un de ses collègues racontent comment s'opérèrent l'arrestation de Wilde, à l'hôtel Cadogan, dans Sloan Street, et celle de Taylor. Ces faits sont connus, sauf que chez Taylor on trouva, entre autres choses, une lettre adressée à Mavor, un des témoins de samedi dernier; cette lettre est ainsi conçue:

« Cher Sidi, impossible d'attendre plus longtemps. Viens tout de suite voir Oscar. Il est à sa maison de Chelsea. »

Les détectives trouvèrent huit paires de pantalons chez Taylor; les poches de sept de ces pantalons étaient complètement décousues.

Quelques autres témoins de peu d'importance donnent quelques explications qui n'ajoutent rien à la triste clarté, suffisamment complète, d'ailleurs, des faits déjà révélés.

Sir John Bridge ajourne l'affaire à demain en huit et refuse de laisser les deux prisonniers en liberté sous caution.

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