Le Mot d'ordre - Thursday, August 1, 1895

Des nouvelles alarmantes ayant circulé quant à la santé du prisonnier, l’administration a autorisé deux médecins à s’assurer de visu, mais seulement de visu, de l’état d’Oscar Wilde. Quelques membres de la presse ont pu se joindre à ces praticiens, dont l’un a été désigné par la famille même du condamné, à la condition qu’aucun de nous ne trahira sa présence tant que le prisonnier pourra en être averti. En conséquence, nous sommes introduits dans une pièce contiguë au greffe et dont les fenêtres donnent sur un préau vide, Tout à heure, à dix heures précises, après la messe laquelle il assiste en ce moment, Oscar Wilde sera amené là, comme il y sera désormais amené chaque dimanche au même moment. Les trois fenêtres derrière lesquelles nous prenons place sont défendues par un panneau de treillis de fil de fer peint en vert, qui empêchera le condamné de nous apercevoir. Le préau s’étend en face de ces fenêtres, large d’environ six mètres et long de vingt, visible dans toute son étendue. A l’extrémité qui le ferme en face de nous, une porte de chêne à deux battants.

Nous sommes ici neuf. Un seul a été l’ami de Wilde. Les autres ne l’ont vu qu’au théâtre, ou devant sir John Bridge à la cour de Bow-Street, ou devant les juges Charles et Wills aux audiences du jury criminel. D’ailleurs, aucun désir de conversation entre nous. Attention. Voici que sonne le premier coup de dix heures...

A ce bruit, comme à un signal, les deux battants de la porte de chêne pivotent au fond du préau, sans que nous apercevions l’homme, les hommes, la force quelconque qui les fait mouvoir. Au delà de cette porte ouverte, nos yeux plongent dans un vaste trou noir auquel aboutissent les dernières marches d’un escalier de pierre. Un commis-greffier noue explique que Wilde est en route, entre la chapelle et le préau, à travers des couloirs où il ne rencontre personne, mais où il est épié. Il ne doit pas voir les gardiens qui se tiennent immobiles derrière lus battants de chêne. Ce sérail une distraction. Tout a l’heure, quand il sera arrivé, la porte se refermera comme si elle se refermait toute seule et un gardien restera derrière à surveiller le solitaire promeneur.

Deux coups de sifflet partent du trou noir. Un homme apparaît, sortant peu à peu de cette ombre, arrivant doucement dans la lumière, d’un pas lent, sans bruit. Il est chaussé seulement de bas et tient dans sa main gauche une paire de sabots. La main droite glisse sur une rampe de cuivre. Est-ce lui ? Nous apercevons vaguement le raccourci de ses épaules, le dessin de sa casquette. Enfin il touche à la dernière marche, dépose sur le pavé ses sabots qu'il chausse, et descend dans le préau. Coup de sifflet. La porte se referme.

C’est Wilde.

En son premier mouvement il se détire, tend les bras; puis il retire sa casquette. C’est Wilde, à peine reconnaissable. Non qu’il ait beaucoup maigri. La charpente a conservé sa puissance, les épaules leur largeur et leur carrure; le volume de l’abdomen a peu varié. Le visage même rassure par une apparence de santé, malgré la pâleur jaunâtre qui a remplacé les fraîches couleurs roses d’autrefois. La transformation est toute dans la tête hideusement rasée, presque chauve, dans cette tonte affreuse de la prison qui réduit la tête de Wilde à un volume insignifiant, poupard, bête, sans expression.

Sans doute il y a dans la casquette que le condamné secoue sur sa main un pli, une poussière qui le gêne, car il tarde à la remettre et nous l’examinons plus longuement. La crinière d’autrefois tombée, reste un crâne aux protubérances violentes, marqué d’accents, de méplats, presque de trous et de bosses, pareil à une boule de glaise tourmentée par les coups de pouce d’un sculpteur enfant, d’un sauvage qui aurait taillé dans la masse avec une serpe. Ce n'est point le crâne plat, écrasé, d'un dément ou d'une brute, mais il manque aux lignes l’harmonie sereine où Lavater reconnaît la puissance créatrice et la conception supérieure du beau. Et l’idée me vient qu’elle ressemble à l’art compliqué, maniéré de Wilde, cette tête de Wilde, avec ses vallons et ses volcans, son dessin paradoxal, son ensemble sans physionomie, ses ondulations qui semblent évoquer une intellectualité trouble, son manque de forme. Quelle apparence, quel déguisement dans l’opulente chevelure flottante d’autrefois !

Le condamné maintenant se promène, d’abord d’un pas brusque, d’une allure rapide, en vue d'un exercice; puis lentement, plus lentement encore. Il y a là une mince ligne d’ombre sous le mur, dans cette ombre un banc. Wilde s’y assied. Ses mouvements sont d’un homme qui se croit seul, se gratte la tête, se cure le nez. Puis il s’adosse, croise les bras sur sa poitrine, renverse contre le mur sa tête décolorée. Et il s’endort. Nous en doutons un moment. Non. C'est bien l'inconscient sommeil, fait de lassitude, d’oubli, peut-être de rêve, qui s’est appesanti sans heurt sur ce front déshonoré et qui le berce doucement. Une respiration régulière soulève cette poitrine où tant de sanglots ont passé. Pauvre diable !

On nous emmène. Aussi bien plusieurs d’entre nous ont déjà quitté leur poste d’observation derrière la fenêtre grillée, tant ce spectacle nous étreint. Pensez donc ! L’homme qui ronfle là dans ce coin de prison, vêtu de la livrée des galériens, docile aux coups de sifflet, était, il y a moins de trois mois, un des heureux de Londres. Si répugnante que soit la tare qui l’a amené là, cm ne peut s’empêcher de songer que, partout ailleurs qu’en Angleterre, il aurait achevé déjà la moitié de sa peine, sinon toute sa peine, et que la flétrissure suffisait.

Enfin, comme disent les bonnes gens, l’important, c’est qu’il se porte bien.

L'Echo de Paris - Wednesday, July 31, 1895

Deux fois seulement, en dehors des audiences d'Old-Bailey, j'ai aperçu Oscar Wilde.

D'abord, il y a cinq ans, à Stratford-on-Avon, quand fut inaugurée la fontaine monumentale dédiée à Shakespeare par ses admirateurs des Etats-Unis. Au banquet qui suivit la cérémonie avaient pris place, avec les membres du comité américain, un grand nombre de lettrés et d'artistes anglais ; et, parmi ces derniers, deux hommes fort entourés, différemment notoires, très en vue, que l'on se montrait : Henry Irving et Oscar Wilde.

Quand, au dessert, ils parlèrent, on s'étonna dans l'auditoire de les trouver si peu semblables à eux-mêmes comme à l'idée qu'on s'en pouvait faire. L'artiste dramatique se tenait et s'exprimait comme un poète, ne prononçant que des mots graves, tout au génie que l'on fêtait. C'était l'auteur, le poète, le romancier qui avait l'air d'un comédien et de réciter un rôle appris par cœur, calculé pour d'effet, avec moins de souci de Shakespeare que d'un succès personnel et tapageur. Henry Irving fut bref et touchant, parfaitement modeste. Wilde se montra bavard, longuet, préoccupé de sa réclame, allant jusqu'à prononcer le titre de deux ou trois de ses pièces, à deux pas du jardin où Shakespeare avait rêvé Cordélia, Desdémone et Juliette. Mais une telle séduction se dégageait de sa parole et de son geste, du son de sa voix surtout, tel était l'entrain de sa faconde, qu'il obtint le plus gros — non le meilleur — des bravos.

Il portait, en cet après-midi d'été, une redingote de drap gris clair fleurie d'œillets doubles, et une grosse cravate de foulard crème qui descendait sur son plastron métallique comme un jabot de soie. Sa chevelure épaisse, naturellement ondulée, flottait comme une crinière à chaque mouvement de sa tête, — une tête radieuse de jeunesse et de joie. Il avait trente-cinq ans déjà, mais n'en paraissait pas plus de vingt-cinq. Huit jours auparavant, il venait de triompher sur deux scènes, et son nom remplissait encore les gazettes. Rarement il m'avait été donné de contempler un homme aussi complètement épanoui; aussi sûr de lui-même, aussi confiant dans l'avenir. Une sorte de rayonnement l'entourait, et quand il eut fini de parler, buvant enfin à la mémoire du maître immortel, cent mains se tendirent vers sa main. Une rumeur d'éloges s'éleva autour de ce jeune triomphateur, et le cortège fut long des amis, intimes ou inconnus, qui défilèrent devant lui.

Quand vint l'heure de se séparer pour regagner Londres, Oscar Wilde ne prit pas le chemin de fer. A l'entrée de Stratford, au bord de la route, une élégante voiture l'attendait, déjà occupée par un jeune homme et deux jeunes femmes d'une parfaite élégance. Oscar Wilde y monta, et l'attelage disparut dans une poussière sous les grands arbres de la route de Leamington. Il y avait des armoiries sur la voiture et aux harnais des chevaux. L'auteur dramatique allait achever la soirée dans un château du Warwickshire.

J'ai revu Oscar Wilde ce matin dans le préau de la prison où il est détenu pour près de deux ans encore. Pas plus ici qu'à Stratford-on-Avon je ne lui ai parlé. Là-bas, je n'y songeai pas ; ici je ne l'aurais pu, quelle qu'eût été l'inspiration de ma pitié.

Des nouvelles alarmantes ayant circulé quant à la santé du prisonnier, l'administration a autorisé deux médecins à s'assurer de visu, mais seulement de visu, de l'état d'Oscar Wilde. Quelques membres de la presse ont pu se joindre à ces praticiens, dont l'un a été désigné par la famille même du condamné, à la condition qu'aucun de nous ne trahira sa présence tant que le prisonnier pourra en être averti. En conséquence, nous sommes introduits dans une pièce configuë au greffe et dont les fenêtres donnent sur un préau vide. Tout à l'heure, à dix heures précises, après la messe à laquelle il assiste en ce moment, Oscar Wilde sera amené là, comme il y sera désormais amené chaque dimanche au même moment. Les trois fenêtres derrière lesquelles nous prenons place sont défendues par un panneau de treillis de fil de fêr peint en vert, qui empêchera le condamné de nous apercevoir. Le préau s'étend en face de ces fenêtres, large d'environ six mètres et long de vingt, visible dans toute son étendue. A l'extrémité qui le ferme en face de nous, une porte de chêne à deux battants.

Nous sommes ici neuf. Un seul a été l'ami de Wilde. Les autres ne l'ont vu qu'au théàtre, ou devant sir John Bridge à la cour de Bow-Street, ou devant les juges Charles et Wills aux audiences du jury criminel. D'ailleurs, aucun désir de conversation entre nous. Attention. Voici que sonne le premier coup de dix heures...

A ce bruit, comme à un signal, les deux battants de la porte de chêne pivotent au fond du préau, sans que nous apercevions l'homme, les hommes, la force quelconque qui les fait mouvoir. Au delà de cette porte ouverte, nos yeux plongent dans un vaste trou noir auquel aboutissent les dernières marches d'un escalier de pierre. Un commis-greffier nous explique que Wilde est en route, entre la chapelle et le préau, â travers des couloirs où il ne rencontre personne, mais où il est épié. Il ne doit pas voir les gardiens qui se tiennent immobiles derrière les battants de chêne. Ce serait une distraction. Tout à l'heure, quand il sera arrivé, la porte se refermera comme si elle se refermait toute seule et un gardien restera derrière à surveiller le solitaire promeneur.

Deux coups de sifflet partent du trou noir. Un homme apparaît, sortant peu à peu de cette ombre, arrivant doucement dans la lumière, d'un pas lent, sans bruit. Il est chaussé seulement de bas et tient dans sa main gauche une paire de sabots. La main droite glisse sur une rampe de cuivre. Est-ce lui ? Nous apercevons vaguement le raccourci de ses épaules, le dessin de sa casquette. Enfin il touche à la dernière marche, dépose sur le pavé ses sabots qu'il chausse, et descend dans le préau. Coup de sifflet. La porte se referme.

C'est Wilde.

En son premier mouvement il se détire, tend les bras ; puis il retire sa casquette. C'est Wilde, à peine reconnaissable. Non qu'il ait beaucoup maigri. La charpente a conservé sa puissance, les épaules leur largeur et leur carrure ; le volume de l'abdomen a peu varié. Le visage même rassure par une apparence de santé, malgré la pâleur jaunâtre qui a remplacé les fraiches couleurs roses d'autrefois. La transformation est toute dans la tête hideusement rasée, presque chauve, dans cette tonte affreuse de la prison qui réduit la tête de Wilde à un volume insignifiant, poupard, bête, sans expression.

Sans doute il y a dans la casquette que le condamné secoue sur sa main un pli, une poussière qui le gêne, car il tarde à la remettre et nous l'examinons plus longuement. La crinière d'autrefois tombée, reste un crâne aux protubérances violentes, marqué d'accents, de méplats, presque de trous et de bosses, pareil à une boule de glaise tourmentée par les coups de pouce d'un sculpteur enfant, d'un sauvage qui aurait taillé, dans la masse avec une serpe. Ce n'est point le crâne plat, écrasé, d'une dément ou d'une brute, mais il manque aux lignes l'harmonie sereine où Lavater reconnaît la puissance créatrice et la conception supérieure du beau. Et l'idée me vient qu'elle ressemble à l'art compliqué, maniéré de Wilde, cette tête de Wilde, avec ses vallons et ses volcans, son dessin paradoxal, son ensemble sans physionomie, ses ondulations qui semblent évoquer une intellectualité trouble, son manque de forme. Quelle apparence, quel déguisement dans l'opulente chevelure flottante d'autrefois !

Le condamné maintenant se promène, d'abord d'un pas brusque, d'une allure rapide, en vue d'un exercice ; puis lentement, plus lentement encore. Il y a là une mince ligne d'ombre sous le mur, dans cette ombre un banc. Wilde s'y assied. Ses mouvements sont d'un homme qui se croit seul, se gratte la tête, se cure le nez. Puis il s'adosse, croise les bras sur sa poitrine, renverse contre le mur sa tête, décolorée. Et il s'endort. Nous en doutons un moment. Non. C'est bien l'inconscient sommeil, fait de lassitude, d'oubli, peut-être de rêve, qui s'est appesanti sans heurt sur ce front déshonoré et qui le berce doucement. Une respiration régulière soulève cette poitrine où tant de sanglots ont passé. Pauvre diable !

On nous emmène. Aussi bien plusieurs d'entre nous ont déjà quitté leur poste d'observation derrière la fenêtre grillée, tant ce spectacle nous étreint. Pensez donc ! L'homme qui ronfle là dans ce coin de prison, vêtu de la livrée des galériens, docile aux coups de sifflet, était, il y a moins de trois mois, un des heureux de Londres. Si répugnante que soit la tare qui l'a amené là, on ne peut s'empêcher de songer que, partout ailleurs qu'en Angleterre, il aurait achevé déjà la moitié de sa peine, sinon toute sa peine, et que la flétrissure suffisait.

Enfin, comme disent les bonnes gens, l'important, c'est qu'il se porte bien.

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