Le Petit moniteur universel - Saturday, April 13, 1895

Londres, 11 avril.

L’auteur anglais Oscar Wilde et son co-inculpé Taylor ont comparu devant le juge de Bow-Street, sir John Bridge, qui doit prononcer sur le renvoi des accusés devant les assises criminelles.

L’audience a été consacrée au contre-interrogatoire des témoins par la défense.

Sir Edward Clarke, avocat, renonce à ce droit. Mais M. Newton, avocat de Taylor, pose de nombreuses questions aux témoins.

Malheureusement pour les accusés, les réponses ne font que confirmer les charges qui pèsent sur eux.

Les débats font connaître nombre de détails d’une immoralité scandaleuse.

Sir John Bridge ajourne l’affaire à huitaine et refuse de laisser les inculpés en liberté sous caution.

Le Mot d'ordre - Sunday, April 14, 1895

[…]

On nous télégraphie de Londres :

La petite salle de Bow-Street, qui sert ordinairement pour les affaires d’extradition, est trop petite pour contenir la foule des curieux qui occupent les abords de la cour; très peu peuvent entrer dans la cour qui est comble. Le magistrat est sir John Bridge. On sait qu’ici il s’agit simplement de savoir si les deux inculpés, Oscar Wilde et Taylor, seront renvoyés ou non devant les assises criminelles. A l’audience de samedi dernier, le ministère public avait procédé à l’interrogatoire des témoins. C’est aujourd’hui le tour de la défense. Oscar Wilde est défendu par sir Edward Clarke, et Taylor par M. Newton.

L’accusation qui pèse sur ce dernier est de s’être entendu avec Wilde pour lui procurer des jeunes gens dans un but que la loi réprouve. Oscar Wilde est très abattu ; il n’a plus cette assurance indifférente des premiers jours. Son visage est pâle et amaigri. Taylor, au contraire, a conservé sa bonne humeur dédaigneuse, qui dénote une absence absolue de toute conscience et de toute dignité.

Sir Edward Clarke prend la parole et explique que, suivant son opinion, un nouvel interrogatoire des témoins déjà entendus samedi dernier ne pourrait contribuer en quoi que ce soit à la défense d’Oscar Wilde. En conséquence, il déclare qu’il ne procédera pas à un nouvel interrogatoire.

Mais M. Newton, avocat de Taylor, demande à poser un certain nombre de questions à quelques-uns des témoins de samedi.

On introduit alors Charles Parker qui, interrogé par M. Newton, répond :

Je suis né en 1874. Je suis employé dans une maison depuis huit mois. Au mois d’août dernier, j'ai été arrêté dans une maison de Fitzroy-Square. Je ne connais qu’un seul des individus qui la fréquentaient.

C’est dans une entrevue qui eut lieu au Saint-James-Restaurant que Parker vit Taylor. Il n’avait jamais commis aucun acte d’indécence contre nature avant de connaître Oscar Wilde. Ce dernier lui demanda de l’accompagner au Savoy-Hôtel, en présence de Taylor ; mais Parker ignore si Taylor entendit cette invitation. La seconde fois qu’il se rendit au Savoy-Hôtel, Taylor n’était pour rien dans l’affaire.

Parker, répondant à de nouvelles questions de l’avocat Newton, commence à raconter qu’il a connu un certain Atkins, comédien. A ce moment, le ministère public fait des observations sur la manière dont M. Newton procède à l’interrogatoire du témoin et déclare que, s’il persiste, l’accusation fera ressortir de nouvelles charges contre Taylor. M. Newton, en effet, veut démontrer que Parker est un garçon notoirement connu comme étant de mœurs dépravées. Malgré les observations du ministère public, l’avocat Newton continue à interroger le témoin Parker. Celui-ci déclare qu’il ne sait d’ailleurs rien au sujet d’Atkins. Quant à lui-même, s’il a quitté le service de valet de chambre, ce n’est pas parce qu’il avait été accusé de vol. Presse de questions, il avoue qu'il avait commis des indécences avec une personne que deux de ses camarades ont fait ensuite chanter dans les grands prix.

Il a reçu pour prix de sa coopération une forte somme. Ce n’est pas lui qui demanda à Taylor de le présenter à Wilde. C'est Taylor qui lui demanda s’il voulait être présenté à Wilde. Parker répondit affirmativement.

M. Gill, ministère public, interroge de nouveau le témoin qui confirme les précédentes déclarations.

Atkins, dont il vient d’être question, comparait à son tour comme témoin. Interrogé par M. Gill, il répond ainsi :

Au mois de novembre 1892, il fut invité à dîner au restaurant de l’hôtel de Florence. Là, il rencontra Oscar Wilde, Taylor et deux autres personnes. C’était la première fois qu’il voyait Oscar Wilde. Celui-ci lui demanda d’aller à Paris avec lui en qualité de secrétaire particulier. Ils partirent deux jours après, descendirent dans un hôtel du boulevard des Capucines où ils prirent deux chambres contiguës. Le lendemain, après avoir déjeuné dans un café, Wilde le conduisit chez un coiffeur où il lui fit couper et friser les cheveux. Ils soupèrent ensemble dans la soirée.

« C’est le meilleur souper que j’aie jamais fait de ma vie ! » s'écrie le témoin à ce souvenir.

Ensuite Oscar Wilde lui donna un louis avec lequel Atkins alla s’amuser au Moulin-Rouge. Quand il rentra à l’hôtel, il trouva Wilde déjà couché avec quelqu’un. Il alla se coucher de son côté. Plus avant dans la nuit, Wilde vint le trouver dans sa chambre, et après un instant de conversation voulut entrer dans son lit. Mais Atkins l’en empêcha.

Wilde lui donna à Paris un porte-cigarettes en argent, et quand ils furent de retour à Londres il lui fit don de trois livres, en débarquant à la station de Victoria. Dans la suite, Wilde lui écrivit d’aller le voir. Il y alla en effet. Wilde alla le voir également chez lui. Il y rencontra un jeune homme qui lui fut aussitôt présenté. Atkins dit qu’il fut présenté à Taylor qui, ainsi que Wilde, l’appelait Fred, diminutif de son nom de baptême Frédéric. Lorsque Wilde, au restaurant de Florence, lui demanda de le suivre à Paris, il lui avait passé le bras autour de la taille.

M. Newton, d’censeur de Taylor, procède au contre-interrogatoire d’Atkins et lui dit :

— Mais vous ne prononcez aucun nom. N’avez-vous donc pas été présenté à Taylor par un monsieur à Paris ?

Atkins répond : Oui.

— Et cette même personne ne vous a-t-elle pas également présenté a Wilde?

— Oui, répond le témoin qui raconte ensuite avoir vécu avec un nommé Burton.

Atkins nie avoir jamais participé à aucun acte de chantage. Il nie également avoir commis des actes immoraux pour vivre.

Le magistrat demande au témoin s’il a servi de secrétaire à Wilde à Paris.

Le témoin dit qu’il a recopié une pièce de théâtre pour lui.

D. — Etait-ce une femme ou bien un homme qui était couché avec Wilde lorsque vous êtes rentré à l’hôtel ?

R. — C’était un homme.

Un autre témoin. Shelly, raconte qu’il fit la connaissance de Wilde chez un éditeur où il était employé.

Wilde lui écrivit d’aller le voir à l’hôtel Albermale. Ils dînèrent ensemble, et après le dîner, où ils buvent beaucoup, ils se rendirent dans le salon particulier de Wilde qui, vers une heure du matin, invita Shelly à venir se coucher; ce qu’il fit. Wilde, en le conduisant dans la chambre à coucher, l’embrassa à plusieurs reprises.

Shelly admirait beaucoup le poète Wilde et il était très flatté que Wilde montrât tant d’affection pour lui.

Le témoin Shelly raconte qu'il passa toute la nuit avec Wilde, couché dans le même lit. Ils se rencontrèrent le lendemain de nouveau et visitèrent plusieurs restaurants et cafés.

Le témoin assure qu’il a détruit toutes les lettres que Wilde lui a écrites. quant à Taylor, c’est pour lui un étranger.

Plusieurs femmes ayant habité dans les mêmes maisons que Parker et Taylor déposent et racontent leurs soupçons. On demande à l’une d’elles :

— Est-ce que Taylor ne recevait jamais de femmes ?

— Oh non ! répond-elle.

Dans ces dépositions reviennent constamment les noms de Taylor, de Parker et d’Oscar Wilde qui se visitaient et couchaient ensemble.

Le garçon d’un petit hôtel de Saint-Jame’s Palace, où Wilde habita quelque temps, raconte les mêmes faits.

Le propriétaire de l’hôtel Albermale. après plusieurs séjours de Wilde chez lui, eut des soupçons et chercha à se débarrasser de lui en le faisant poursuivre par son solliciter pour une note restée en souffrance.

L’inspecteur de police Charles Richard et un de ses collègues racontent comment s’opérèrent l’arrestation de Wilde, à l’hôtel Cadogan, dans Sloan-Street, et celle de Taylor. Ces faits sont connus, sauf que chez Taylor on trouva, entre autres choses, une lettre adressée à Mabor, un des témoins de samedi dernier; cette lettre est ainsi conçue :

Cher Sidi, impossible d’attendre plus longtemps. Viens tout de suite voir Oscar. 11 est à sa maison de Chelsea.

Les détectives trouvèrent huit paires de pantalons chez Taylor ; les poches de sept de ces panions étaient complètement décousues.

Quelques autres témoins de peu d’importance donnent quelques explications qui n’ajoutent rien à la triste clarté, suffisamment complète d’ailleurs, des faits déjà révélés.

Sir John Bridge ajourne l’affaire à demain en huit, et refuse de laisser les deux prisonniers en liberté sous caution.

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