Le Rappel - Tuesday, December 3, 1895

Voici qu'on parle encore de M. Oscar Wilde. Cette fois on doit en parler sans sourire, car il ne s'agit plus d'apprécier le paradoxe de ses mœurs néo-grecques. Il paraîtrait que son état de santé est devenu inquiétant. L'autre jour il a comparu en justice pour entendre proclamer sa faillite, c'est-à-dire l'achèvement de sa ruine et sa déchéance sociale en un pays où l'argent reste la plus sûre garantie de la respectability. Les personnes qui assistaient à l'audience ont à peine reconnu en ce pauvre diable miné de fièvre, à demi inconscient, le gros garçon qui, lors de son séjour à Paris, avait montré, sous des dehors affectés de littérature ultra-esthétique, un naturel plutôt bon enfant, et qui s'est perdu à Londres, on peut le dire, par l'ingénuité de son aplomb. Le dur régime de la prison, le cruel Hart Labour ont vite triomphé de sa résistance physique et morale.

A cette heure, sa vie même, si on n'apporte aux rigueurs de son « expiation », certains tempéraments, serait en danger. C'est à la suite de ces révélations que des lettrés français et anglais ont eu l'idée d'adresser une pétition à la reine Victoria pour solliciter de « sa gracieuse majesté » la grâce d'Oscar Wilde. Encore que le sujet soit assez délicat à traiter, on peut le traiter, je crois, librement et avec sérieux. Il suffit d'y ajouter — ce qui n'exige pas grand effort — un intérêt purement philosophique.

L'initiative de cette pétition en faveur d'Oscar Wilde a été prise par une petite revue d'avant-garde, la Plume, qui se publie au quartier Latin, en plein foyer de la jeunesse travailleuse, généreuse et orthodoxe en ses amours, même en ses fredaines. Avec cette décision, ce courage et cette logique de la jeunesse qui, pour être un peu étourdis, n'en ont que plus de mérite; on a donc rédigé une belle pétition au nom de « l'humanité et de l'art », et on s'est mis en campagne pour recueillir des signatures autorisées. C'est ici que les choses ont cessé d'aller toutes seules. Plusieurs des écrivains qu'on pensait enrôler, ont fait grise mine et battu en retraite.

M. Alphonse Daudet a exprimé le désir de savoir au préalable en quelle compagnie il manifesterait, réserve des plus légitimes, des plus respectables, mais qui marque une totale absence d'emballement évangélique ! M. Sardou toujours nerveux, a déclaré que cela ne « le regardait pas ». M. Maurice Barrès, en dilettante, a conclu que la pétition ne servirait probablement à rien ; qu'ainsi il était assez inutile de la signer et qu'au surplus Oscar Wilde « qu'il avait invité à déjeuner chez Voisin » ne lui avait pas plu, avec ses allures de commis-voyageur baudelairien.

M. François Coppée consentirait à signer, mais par un sentiment de pitié à la fois lyrique et assez méprisant, en tant que « membre de la Société protectrice des animaux »! Ceci ne laisse pas que d'être dur pour l'esthète qui se promenait dans les rues de Londres un lys à la main! Mais ce mauvais compliment, l'esthète se l'est attiré par le contraste vraiment excessif qu'il a mis entre l'idéalisme de ses rêves et les réalités médiocres et malséantes de sa vie. En somme, je n'ai vu d'adhésion franche à la pétition que celle de M. Maurice Donnay : il l'a motivée en faisant observer toute l'outrecuidance et l'hypocrisie qu'il y avait de la part de la société anglaise à prétendre punir, non pas même le vice, mais le péché, alors que ses mœurs ne l'autorisent pas à des sévérités pareillement exemplaires. La thèse de M. Donnay et son audace à la soutenir ont un même charme : c'est le cri de guerre d'un gai Parisien contre les pharisiens tristes et féroces. Mais ce cri risque de n'éveiller que de rares échos, et le projet de pétition, si froidement reçu à la ronde, a des chances assez fortes d'avorter.

Philosophiquement, je crois qu'il est permis d'en éprouver quelque regret. Non pas qu'on doive méconnaître la valeur des objections qui ont été présentées à cette démarche naïvement humanitaire; ces objections ne se résument même pas, comme on pourrait le supposer d'après quelques-unes des réponses que j'ai rapportées, à la peur de se compromettre, à la préoccupation religieuse de la morale bourgeoise, à l'indifférence d'un égoïsme transcendental, professionnel et didactique. Il en est de plus sévères et de plus hautes que j'aurais voulu voir préciser par quelques-uns des écrivains réfractaires à cette intervention en faveur d'un malheureux détraqué, notamment par M. Barrès, qui a de par le monde renom et pignon sur rue de moraliste.

On peut dire d'abord que la sévérité de la peine portée contre M. Oscar Wilde s'explique par une nécessité urgente et catégorique de réagir contre les mauvaises mœurs d'une partie de l'aristocratie anglaise. Ainsi chez nous, Montmorency-Boutteville paya sous Richelieu pour tous les duellistes qui se coupaient la gorge moins par goût particulier que pour obéir à la mode. C'est là un argument d'ordre pratique et social. On peut en invoquer un autre, d'ordre si l'on veut métaphysique, mais qui a bien plus de force et de profondeur. On peut dire que, dans le siècle où nous sommes, alors que tant de croyances dogmatiques entrent et disparaissent dans la nuit, c'est aux aristocrates de l'intelligence de préparer par leur exemple les voies d'une morale sans sanction, simplement et noblement humaine, et que ceux qui manquent à ce devoir de l'exemple doivent être plus rigoureusement punis dans la mesure même de leur supériorité intellectuelle et de leur responsabilité. Mais ce sont là des rêveries de moraliste, tout au moins des vues théoriques, qui ne sauraient prévaloir contre ce fait qu'un homme jeune et hier encore dans tout l'éclat de son talent, vieillisse de jour en jour en l'enfer d'une prison où ses yeux de poète visionnaire voient grandir et grimacer autour de lui les ombres de la folie ou de la mort. Pour le délit commis, pour le scandale causé, délit individuel, scandale anodin en soi parmi une société aussi corrompue que celle de Londres, et que la publicité des débats a pu seule aggraver, une peine légère suffisait, pourvu qu'elle fût infamante. La torture est de trop, et, quand il se peut qu'elle précède l'agonie, elle doit faire horreur. Je ne veux nullement réhabiliter M. Oscar Wilde. Tout au plus dois-je faire observer qu'il y a dans son cas pas mal de littérature, et que chez cette race anglo-saxonne instinctivement brutale, il en est beaucoup à qui le vin du banquet de Platon, versé dans une coupe d'or, a tourné la tête jusqu'à la plus fâcheuse et ridicule ivresse. Mais ce qui emporte tout, c'est que ce pauvre fou, aux mains de ses bourreaux légaux, paye de sa vie l'ignominie d'une aristocratie et l'hypocrisie de toute une race. M. François Coppée — qui signera la pétition — prédit qu'« on n'obtiendra rien et qu'un cri d'indignation s'élèvera en Angleterre contre l'immoralité française ». Voilà tout justement ce qui est tentant, et pourquoi il faut signer. Voltaire n'aurait pas hésité, ni, sans doute, le poète de la Pitié Suprême. N'est-ce pas assez pour décider M. Barrès?

MARCEL FOUQUIER.

Le XIXe Siècle - Tuesday, December 3, 1895

Voici qu'on parle encore de M. Oscar Wilde. Cette fois on doit en parler sans sourire, car il ne s'agit plus d'apprécier le paradoxe de ses mœurs néo-grecques. Il paraîtrait que son état de santé est devenu inquiétant. L'autre jour il a comparu en justice pour entendre proclamer sa faillite, c'est-à-dire l'achèvement de sa ruine et sa déchéance sociale en un pays où l'argent reste la plus sûre garantie de la respectability. Les personnes qui assistaient à l'audience ont à peine reconnu en ce pauvre diable miné de fièvre, à demi inconscient, le gros garçon qui, lors de son séjour à Paris, avait montré, sous des dehors affectés de littérature ultra-esthétique, un naturel plutôt bon enfant, et qui s'est perdu à Londres, on peut le dire, par l'ingénuité de son aplomb. Le dur régime de la prison, le cruel Hart Labour ont vite triomphé de sa résistance physique et morale.

A cette heure, sa vie même, si on n'apporte aux rigueurs de son « expiation », certains tempéraments, serait en danger. C'est à la suite de ces révélations que des lettrés français et anglais ont eu l'idée d'adresser une pétition à la reine Victoria pour solliciter de « sa gracieuse majesté » la grâce d'Oscar Wilde. Encore que le sujet soit assez délicat à traiter, on peut le traiter, je crois, librement et avec sérieux. Il suffit d'y ajouter — ce qui n'exige pas grand effort — un intérêt purement philosophique.

L'initiative de cette pétition en faveur d'Oscar Wilde a été prise par une petite revue d'avant-garde, la Plume, qui se publie au quartier Latin, en plein foyer de la jeunesse travailleuse, généreuse et orthodoxe on ses amours, même en ses fredaines. Avec cette décision, ce courage et cette logique de la jeunesse qui, pour être un peu étourdis, n'en ont que plus de mérite; on a donc rédigé une belle pétition au nom de « l'humanité et de l'art », et on s'est mis en campagne pour recueillir des signatures autorisées. C'est ici que les choses ont cessé d'aller toutes seules. Plusieurs des écrivains qu'on pensait enrôler, ont fait grise mine et battu en retraite.

M. Alphonse Daudet a exprimé le désir de savoir au préalable en quelle compagnie il manifesterait, réserve des plus légitimes, des plus respectables, mais qui marque une totale absence d'emballement évangélique ! M. Sardou toujours nerveux, a déclaré que cela ne « le regardait pas ». M. Maurice Barrés, en dilettante, a conclu que la pétition ne servirait probablement à rien ; qu'ainsi il était assez inutile de lasigner et qu'au surplus Oscar Wilde « qu'il avait invité à déjeuner chez Voisin » ne lui avait pas plu, avec ses allures de commis-voyageur baudelairien.

M. François Coppée consentirait à signer, mais par un sentiment de pitié à la fois lyrique et assez méprisant, en tant que « membre de la Société protectrice des animaux »! Ceci ne laisse pas que d'être dur pour l'esthète qui se promenait dans les rues de Londres un lys à la main! Mais ce mauvais compliment, l'esthète se l'est attiré par le contraste vraiment excessif qu'il a mis entre l'idéalisme de ses rêves et les réalités médiocres et malséantes de sa vie. En somme, je n'ai vu d'adhésion franche à la pétition que celle de M. Maurice Donnay : il l'a motivée en faisant observer toute l'outrecuidance et l'hypocrisie qu'il y avait de la part de la société anglaise à prétendre punir, non pas même le vice, mais le péché, alors que ses mœurs ne l'autorisent pas à des sévérités pareillement exemplaires. La thèse de M. Donnay et son audace à la soutenir ont un même charme : c'est le cri de guerre d'un gai Parisien contre les pharisiens tristes et féroces. Mais ce cri risque de n'éveiller que de rares échos, et le projet de pétition, si froidement reçu à la ronde, a des chances assez fortes d'avorter.

Philosophiquement, je crois qu'il est permis d'en éprouver quelque regret. Non pas qu'on doive méconnaître la valeur des objections qui ont été présentées à cette démarche naïvement humanitaire ; ces objections ne se résument même pas, comme on pourrait le supposer d'après quelques-unes des réponses que j'ai rapportées, à la peur de se compromettre, à la préoccupation religieuse de la morale bourgeoise, à l'indifférence d'un égoïsme transcendental, professionnel et didactique. Il en est de plus sévères et de plus hautes que j'aurais voulu voir préciser par quelques-uns des écrivains réfractaires à cette intervention en faveur d'un malheureux détraqué, notamment par M. Barrés, qui a de par le monde renom et pignon sur rue de moraliste.

On peut dire d'abord que la sévérité de la peine portée contre M. Oscar Wilde s'explique par une nécessité urgente et catégorique de réagir contre les mauvaises mœurs d'une partie de l'aristocratie anglaise. Ainsi chez nous, Montmorency-Boutteville paya sous Richelieu pour tous les duellistes qui se coupaient la gorge moins par goût particulier que pour obéir à la mode. C'est là un argument d'ordre pratique et social. On peut en invoquer un autre, d'ordre si l'on veut métaphysique, mais qui a bien plus de force et de profondeur. On peut dire que, dans le siècle où nous sommes, alors que tant de croyances dogmatiques entrent et disparaissent dans la nuit, c'est aux aristocrates de l'intelligence de préparer par leur exemple les voies d'une morale sans sanction, simplement et noblement humaine, et que ceux qui manquent à ce devoir de l'exemple doivent être plus rigoureusement punis dans la mesure même de leur supériorité intellectuelle et de leur responsabilité. Mais ce sont là des rêveries de moraliste, tout au moins des vues théoriques, qui ne sauraient prévaloir contre ce fait qu'un homme jeune et hier encore dans tout l'éclat de son talent, vieillisse de jour en jour en l'enfer d'une prison ou ses yeux de poète visionnaire voient grandir et grimacer autour de lui les ombres de la folie ou de la mort. Pour le délit commis, pour le scandale causé, délit individuel, scandale anodin en soi parmi une société aussi corrompue que celle de Londres, et que la publicité des débats a pu seule aggraver, une peine légère suffisait, pourvu qu'elle fût infamante. La torture est de trop, et, quand il se peut qu'elle précède l'agonie, elle doit faire horreur. Je ne veux nullement réhabiliter M. Oscar Wilde. Tout au plus dois-je faire observer qu'il y a dans son cas pas mal de littérature, et que chez cetto race anglo-saxonne instinctivement brutale, il en est beaucoup à qui le vin du banquet de Platon, versé dans une coupe d'or, a tourné la tête jusqu'à la plus fâcheuse et ridicule ivresse. Mais ce qui emporte tout, c'est que ce pauvre fou, aux mains de ses bourreaux légaux, paye de sa vie l'ignominie d'unej aristocratie et l'hypocrisie de toute une race. M. François Coppée - qui signera la pétition — prédit qu' « on n'obtiendra rien et qu'un cri d indignation s'élèvera en Angleterre contre l'immoralité française ». Voilà tout justement ce qui est; tentant, et pourquoi il faut signer. Voltaire n'aurait pas hésité, ni, sans doute, le poète de la Pitié Suprême. N'est-ce pas assez pour décider M. Barrès?

MARCEL F0UQUIER.

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