Le Réveil - Thursday, May 30, 1895

Les deux ans de travaux forcés infligés à ce pauvre Oscar Wilde par la justice anglaise clôturent d’une façon banale et, si je l’ose dire, quelque peu attristante la carrière d’un des plus magnifiques snobs qui aient épanoui leur néant sous le soleil enchifrené du Royaume-Uni. L’inexorable humeur des juges britanniques, tout emperruqués d’hypocrisie, arrête en plein épanouissement le drolatique porte-fanion des esthètes, retranche de nos plaisirs un ridicule assez neuf encore et qui aurait pu servir à nous égayer longtemps. En effet, avant de s’afficher comme protecteur des éphèbes à sexualité mal définie et d’initier aux petits jeux socratiques le suave lord Alfred, Oscar Wilde fut une manière de dandy sur les gestes duquel se modelèrent la plupart de ses jeunes compatriotes.

L'Angleterre eut de tout temps le privilège de fabriquer ainsi des grotesques emphatiques dont la mode impose les comportements à la cohue des badauds. Swift les rencontrait à Lilliput, et Thackeray fixa pour jamais leur histoire naturelle. Le favori de George III, Brummel,— dont Barbey d’Aurevilly, gobe-mouche-né de toute pasquinade aristocratique, s’évertua à imiter les élégances, — Brummel fut certainement le parangon de ces muguets professionnels. Outre l’invention du frac noir en queue de pie et Part exquis dont il nouait son ample cravate de batiste, I’amitié du souverain lui conféra toute maîtrise sur les choses de la fashion. Mais un jour la disgrâce royale s’appesantit sur sa tête et Brummel, délaissé, fut réduit à traîner sa vieillesse nécessiteuse dans une petite ville normande, exilé du Chanaan de ses triomphes, moins encore par l’espace que par l’oubli.

Le destin d’Oscar Wilde, pour n’être pas aussi tragique, manque pourtant de confortable et d’aménité. Non seulement la honte bue et ces mortelles audiences où la pharisaïque méchanceté du tribunal aggravait de détails sans fin « la question » du misérable esthète ont fait expier à Wilde la spécialité fâcheuse de ses goûts, mais voici qu’il lui faut renoncer aux pompes de jadis, remiser — tel un vieil accessoire de cotillon — le tournesol préraphaélite et symbolique dont il éberlua si longtemps l’oisiveté de la gentry. Ce tournesol, complaisamment brodé sûr les robes à taille plate, il flamboyait parmi le désert séraphique des corsages à la Boticelli ! Les apprentis poètes le suspendaient aux interminables redingotes où s’épieraient leurs cheveux plats, et les vieilles dames tressaient avec d’effroyables diadèmes.

Il semble que la profonde cocasserie de ses manières eût dû sauver Oscar Wilde, tourner en sa faveur l’esprit de Messieurs les jurés. Ce traducteur infatigable dont tout l’art était fait de plagiat, ce mauvais poète qui n’avait guère autre chose à son actif que le démarchage d'auteurs connus et qui amalgamait, pour ses lecteurs, Verlaine, Mallarmé, Villiers, tous ceux que Bernard Lazare appelle ceux de demain, n’a pas laissé une page, un mot vraiment à lui. Pourquoi faut-il qu’il se soit trop fidèlement rappelé non ceux d’hier, non ceux d’avant-hier, mais les morts d’il y a vingt siècles, les Grecs lyriques et les conteurs romains? Si au lieu de commenter pour Wood et Taylor

Des vers d’Anacréon, d’Orphée ou de Sapho ;

si, au lieu de mettre en prose les sonnets de Shakespeare qui s’en serait bien passé, il eût borné ses ambitions à la royauté mondaine, nul n’aurait pu lui reprocher d’enseigner à ses élèves un grec qui ne figure pas dans les programmes d’Oxford ou de Cambridge. Mais, arbitre des élégances comme le divin Pétrone, il n’a pas su résister à la tentation d’ajouter quelques chapitres aux amours d’Encolpe. Il a voulu revivre les gaietés de Trimalcion et s’est lui-même englué dans le mirage. (En France, il eût remplacé Douglas par le premier frère Yves venu et l’Académie n’aurait pas tardé à lui ouvrir toutes grandes ses portes.) Et, de fait, puisque j’ai nommé Pétrone, c’est un imbroglio digne du Satyricon que cette aventure sans nom.

Les mauvais garçons et les portefaix de Suburre eussent fait le coup de poing avec ce marquis de Queensberry qui porte une âme de boxeur, tout pêle-mêle avec un des grands noms de l’armorial d’Angleterre, tandis que son dernier-né eût soupé chez l’ennemi de Tigellin avec la fine fleur des courtisanes et le « gratin » des débauchés. Ces violences paternelles, ces pugilats sans nom, l’aisance de ces gens à se gourmet dans la crotte, tout cela passe l’imagination et ne semble point appartenir à l’âge où nous vivons. On se sent, comme dit Jules Lemaitre, de l'autre côté de la croix, pour mieux dire, en pleine folie, parmi de hideux fantoches et des maniaques sans pitié.

* * *

Le subtil Oscar Wilde a succombé sous leurs coups. Avec le marquis triomphent la morale traditionnelle, et la famille et la vertu. Une tache de boue placarde l’écusson des Douglas, auprès du cœur sanglant : mais le temps effacera sans doute la souillure et peut-être même le cœur.

En attendant, un sceptre enviable, le sceptre du «raffinement», s’offre aux bonnes volontés. Les générations nouvelles de poétereaux demandent qu’on leur enseigne les belles manières et le « to-to », et les complexions distinguées. Ne siérait-il point d’arracher à l’envieuse Albion cette suprématie? Il me parait que la France compte de nombreux enfants d’un esseintisme accompli, le Sâr Joséphin, par exemple, ou bien encore le volumineux poète des Odeurs suaves, qui, tout grand seigneur qu'il est, daigne faire des vers à l’instar de Jean Rameau ?

Le Mot d'ordre - Thursday, May 30, 1895

Les deux ans de travaux forcés infligés à ce pauvre Oscar Wilde par la justice anglaise clôturent d’une façon banale et, si je l’ose dire, quelque peu attristante la carrière d’un des plus magnifiques snobs qui aient épanoui leur néant sous le soleil enchifrené du Royaume-Uni. L’inexorable humeur des juges britanniques, tout emperruqués d’hypocrisie, arrête en plein épanouissement le drolatique porte-fanion des esthètes, retranche de nos plaisirs un ridicule assez neuf encore et qui aurait pu servir à nous égayer longtemps. En effet, avant de s’afficher comme protecteur des éphèbes à sexualité mal définie et d’initier aux petits jeux socratiques le suave lord Alfred, Oscar Wilde fut une manière de dandy sur les gestes duquel se modelèrent la plupart de ses jeunes compatriotes.

L'Angleterre eut de tout temps le privilège de fabriquer ainsi des grotesques emphatiques dont la mode impose les comportements à la cohue des badauds. Swift les rencontrait à Lilliput, et Thackeray fixa pour jamais leur histoire naturelle. Le favori de George III, Brummel,— dont Barbey d’Aurevilly, gobe-mouche-né de toute pasquinade aristocratique, s’évertua à imiter les élégances, — Brummel fut certainement le parangon de ces muguets professionnels. Outre l’invention du frac noir en queue de pie et Part exquis dont il nouait son ample cravate de batiste, I’amitié du souverain lui conféra toute maîtrise sur les choses de la fashion. Mais un jour la disgrâce royale s’appesantit sur sa tête et Brummel, délaissé, fut réduit à traîner sa vieillesse nécessiteuse dans une petite ville normande, exilé du Chanaan de ses triomphes, moins encore par l’espace que par l’oubli.

Le destin d’Oscar Wilde, pour n’être pas aussi tragique, manque pourtant de confortable et d’aménité. Non seulement la honte bue et ces mortelles audiences où la pharisaïque méchanceté du tribunal aggravait de détails sans fin « la question » du misérable esthète ont fait expier à Wilde la spécialité fâcheuse de ses goûts, mais voici qu’il lui faut renoncer aux pompes de jadis, remiser — tel un vieil accessoire de cotillon — le tournesol préraphaélite et symbolique dont il éberlua si longtemps l’oisiveté de la gentry. Ce tournesol, complaisamment brodé sûr les robes à taille plate, il flamboyait parmi le désert séraphique des corsages à la Boticelli ! Les apprentis poètes le suspendaient aux interminables redingotes où s’épieraient leurs cheveux plats, et les vieilles dames tressaient avec d’effroyables diadèmes.

Il semble que la profonde cocasserie de ses manières eût dû sauver Oscar Wilde, tourner en sa faveur l’esprit de Messieurs les jurés. Ce traducteur infatigable dont tout l’art était fait de plagiat, ce mauvais poète qui n’avait guère autre chose à son actif que le démarchage d'auteurs connus et qui amalgamait, pour ses lecteurs, Verlaine, Mallarmé, Villiers, tous ceux que Bernard Lazare appelle ceux de demain, n’a pas laissé une page, un mot vraiment à lui. Pourquoi faut-il qu’il se soit trop fidèlement rappelé non ceux d’hier, non ceux d’avant-hier, mais les morts d’il y a vingt siècles, les Grecs lyriques et les conteurs romains? Si au lieu de commenter pour Wood et Taylor

Des vers d’Anacréon, d’Orphée ou de Sapho ;

si, au lieu de mettre en prose les sonnets de Shakespeare qui s’en serait bien passé, il eût borné ses ambitions à la royauté mondaine, nul n’aurait pu lui reprocher d’enseigner à ses élèves un grec qui ne figure pas dans les programmes d’Oxford ou de Cambridge. Mais, arbitre des élégances comme le divin Pétrone, il n’a pas su résister à la tentation d’ajouter quelques chapitres aux amours d’Encolpe. Il a voulu revivre les gaietés de Trimalcion et s’est lui-même englué dans le mirage. (En France, il eût remplacé Douglas par le premier frère Yves venu et l’Académie n’aurait pas tardé à lui ouvrir toutes grandes ses portes.) Et, de fait, puisque j’ai nommé Pétrone, c’est un imbroglio digne du Satyricon que cette aventure sans nom.

Les mauvais garçons et les portefaix de Suburre eussent fait le coup de poing avec ce marquis de Queensberry qui porte une âme de boxeur, tout pêle-mêle avec un des grands noms de l’armorial d’Angleterre, tandis que son dernier-né eût soupé chez l’ennemi de Tigellin avec la fine fleur des courtisanes et le « gratin » des débauchés. Ces violences paternelles, ces pugilats sans nom, l’aisance de ces gens à se gourmet dans la crotte, tout cela passe l’imagination et ne semble point appartenir à l’âge où nous vivons. On se sent, comme dit Jules Lemaitre, de l'autre côté de la croix, pour mieux dire, en pleine folie, parmi de hideux fantoches et des maniaques sans pitié.

* * *

Le subtil Oscar Wilde a succombé sous leurs coups. Avec le marquis triomphent la morale traditionnelle, et la famille et la vertu. Une tache de boue placarde l’écusson des Douglas, auprès du cœur sanglant : mais le temps effacera sans doute la souillure et peut-être même le cœur.

En attendant, un sceptre enviable, le sceptre du «raffinement», s’offre aux bonnes volontés. Les générations nouvelles de poétereaux demandent qu’on leur enseigne les belles manières et le « to-to », et les complexions distinguées. Ne siérait-il point d’arracher à l’envieuse Albion cette suprématie? Il me parait que la France compte de nombreux enfants d’un esseintisme accompli, le Sâr Joséphin, par exemple, ou bien encore le volumineux poète des Odeurs suaves, qui, tout grand seigneur qu'il est, daigne faire des vers à l’instar de Jean Rameau ?

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