L'ACTUALITE
OSCAR WILDE LITTÉRATEUR

Londres, 22 avril.

Ces jours derniers, un journal de Londres a suggéré aux juges de traiter Wilde comme un aliéné. Il est réel qu'il y a eu en lui aberration génésique. De là à pouvoir le classer parmi les inconscients, il y a un pas énorme. Autant vaudrait dire que la meilleure société anglaise se compose d'un nombre incalculable de fous. L'on comprend que l'on veuille escamoter ainsi un cas embarrassant pour l'hypocrisie britannique. Mais, jusqu'à hier, Oscar Wilde passait pour un écrivain presque génial. Donc, cette excuse tardive de son inconscience fait sourire.

Sauf de quelques initiés, qui, maintenant, se défendent comme de beaux diables de toute accointance avec le malheureux, Wilde était jusqu'ici parfaitement ignoré en France. Le titre même de ses livres y était inconnu. Aussi est-ce en termes très vagues que les journalistes parisiens en ont parlè comme écrivain, se rattrapant, sans retenue, dans leurs considérations, sur l'homme. Etonnerai-je quelqu'un en avançant que Wilde est un esprit de premier ordre ? Il a du poète la sensibilité exquise, l'imagination vive et colorée, la phrase mélodique. Poèmes est un livre où ces qualités brillent. Dans le Sphinx, la hardiesse domine ; mais il y a aussi des perles de grâce et de simplicité. Salomé, que Sarah Bernhardt devait produire à la Renaissance en mai prochain, est une pièce puissante, osée, tragique. Dans ses volumes de prose, il a surtout montré du goût pour le lascif antique, en particulier dans la Peinture de Dorian Gray, qui s'intitulerait mieux l'Epuisé. Il a pourtant écrit l'Heureux Prince et autres contes, que l'on peut mettre sans craite entre les mains de tous, même des plus innocentes vierges, tant les idées en sont chastes... Et, dans sa prose, sa phrase s'extériorise en mots heureux, en sentences concises et profondes, en épigrammes incisives, en apophtegmes originaux jusqu'à l'étrange et le paradoxe.

Ces aphorismes brefs, frappants, neufs se retrouvent en abondance dans ses comédies : Un Mari idéal, l'Importance d'être serieux etc. en fourmillent, tout en se recommandant par d'autres qualités maîtresses, telles qu'une donnée amusante, une action rapide, une étude fine des caractères, un dialogue mouvementé dont les parties s'entrechoquent avec le bruit cristallin d'expressions sonores, imagées, spirituelle.

A ce sujet, j'ai entendu maintefois des Anglais, lourds d'esprit, qui pénétraient avec peine l'acuité extrême de ces assemblages extraordinaires de mots chatoyants et d'idées singulières dire que tout cela sentait l'huile. Il leur aurait suffi d'assister aux deux premières séances de ce procès désormais célèbre pour se convaincre que, sans nul effort, la bouche de Wilde déverse, à flots et dans un style quasi lapidaire, les plus abstraites maximes sur l'art, la littérature, l'esprit humain, les religions... Ainsi a-t-il écrit ses livres !

J'ai parlé plus haut de sa sensibilité exquise de poète. Hier, une jolie miss, en rougissant pudiquement d'oser encore prononcer le nom de Wide, me racontait un trait qui peint combien il est artiste sincère. En passant un jour devant une fenêtre de bourgeois, il vit une fleur qui s'étiolait, privée d'air, de soleil et d'eau. Sa tige penchait languissamment, et ses feuilles commençaient de se faner. Des larmes montèrent à ses yeux à la vue de la pauvre fleur qui se mourait. Il lui parla doucement, comme à un être misérable qui râle, et lui premit de la sauver. Il entra donc dans cette maison et acheta à prix d'or la chétive mourante, à laquelle il donna aussitôt à boire avec des paroles d'admirable suavité et qu'il garda amoureusement dans la suite.

Et quelle bonhomie simple fut la sienne, même aux jours, encore récents, où il triomphait à Haymarket. A la première d'Un Mari idéal, l'assistance, enthousiaste, l'appela, par ses applaudissements sans fin, sur la scène. Longtemps, il se fit prier. Il vint enfin avec une nonchalance de grand enfant gâté et timide. Et, après avoir salué gauchement, il balbutia : « J'ai passé une heure bien agréable ce soir ! » Cette naïveté sembla une perle de plus en cette séance inoubliable. Le lendemain, les ratés, les pygmées, les auteurs malheureux et jaloux, les journalistes à « deux pence » aboyaient après le pauvre Oscar, lui faisant un crime de s'être cyniquement vanté de son succès. Mais ils durent se taire devant le cri louangeux de l'opinion, dirigée par les gens d'esprit de Londres et unanime à affirmer que, depuis cinquante ans, l'on n'avait eu pareille œuvre théâtrale à applaudir.

Depuis un mois, les roquets se sont remis à japper, et, en essayant de démolir Wilde, ils croient se hausser dans l'appréciation de leurs contemporains. Qu'il leur soit loisible de s'attaquer à l'homme. Quant à l'écrivain, il est à l'abri de leurs morsures. Le romancier Buchanan, révolté de cette coalition misérable d'êtres sans talent et de tartufes hypocrites, a même tâché de défendre l'homme. Je ne dis pas qu'il a voulu l'innocenter. Mais dans une lettre énergique, il a crié à tous ces insulteurs : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ! » Pauvres Anglais ! Que pouvez-vous répondre à cette injonction brutale ? Ne serait-il pas mieux pour vous de boire votre honte et de vous taire ?

Depuis un mois, les roquets se sont remis à japper, et, en essayant de démolir Wilde, ils croient se hausser dans l'appréciation de leurs contemporains. Qu'il leur soit loisible de s'attaquer à l'homme. Quant à l'écrivain, il est à l'abri de leurs morsures. Le romancier Buchanan, révolté de cette coalition misérable d'êtres sans talent et de tartufes hypocrites, a même tâché de défendre l'homme. Je ne dis pas qu'il a voulu l'innocenter. Mais dans une lettre énergique, il a crié à tous ces insulteurs: « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre! » Pauvres Anglais! Que pouvez-vous répondre à cette injonction brutale? Ne serait-il pas mieux pour vous de boire votre honte et de vous taire !

Le public continue à se passionner pour ce procès abject... Comme au temps fameux du Panama, qui avait inauguré à Paris une ère de terreur, il y a en ce moment à Londres, en certains milieux littéraires et politiques, un effroi qui, m'a-t-on dit, a blanchi les cheveux de plus d'un. Les agences de nouvelles annoncent presque chaque matin que des arrestations doivent encore s'opérer. On me citait hier des noms très connus. Va-t-on sévir seulement contre Wilde et Taylor ? La série des interrogatoires des témoins à charge est terminée. Viendront plus tard les plaidoiries. En attendant, on va sans doute mettre Wilde en liberté sous caution. C'est la question du jour.

JULIEN DESPRETZ.

NEWS
OSCAR WILDE LITERATOR

London, April 22.

In recent days, a London newspaper suggested the judges treat Wilde as insane. It is true that there was a reproductive aberration in him. From there to being able to classify it among the unconscious, there is an enormous step. One might as well say that the best English society is made up of an incalculable number of madmen. We understand that we want to avoid an embarrassing case for British hypocrisy. But, until yesterday, Oscar Wilde passed for an almost brilliant writer. So this belated excuse of his obliviousness brings a smile.

Except for a few insiders, who now defend themselves like devils from any acquaintance with the unfortunate man, Wilde had hitherto been completely ignored in France. The very title of his books was unknown there. It is therefore in very vague terms that the Parisian journalists spoke of him as a writer, catching up, without restraint, in their considerations, on the man. Would I surprise anyone by saying that Wilde is a first-rate mind? He has the poet's exquisite sensibility, lively and colorful imagination, melodic phrase. Poems is a book where these qualities shine. In the Sphinx, boldness dominates; but there are also pearls of grace and simplicity. Salomé, which Sarah Bernhardt was to produce at the Renaissance next May, is a powerful, daring, tragic piece. In his volumes of prose, he especially showed a taste for the lascivious antique, in particular in the Painting of Dorian Gray, which would better be called Exhausted. He has, however, written the Happy Prince and other tales, which can be put without fear into the hands of all, even the most innocent virgins, so chaste are their ideas... And, in his prose, his sentence s externalizes in happy words, in concise and profound sentences, in incisive epigrams, in original apothegms up to the strange and the paradox.

These brief, striking, new aphorisms are found in abundance in his comedies: An Ideal Husband, The Importance of Being Serious, etc. teeming with them, while recommending itself by other key qualities, such as an amusing data, a fast action, a fine study of the characters, an eventful dialogue whose parts collide with the crystalline noise of sound expressions, imagery , spiritual.

On this subject, I have often heard Englishmen, heavy-witted, who penetrated with difficulty the extreme acuity of these extraordinary assemblages of shimmering words and singular ideas say that all this smelled of oil. It would have been enough for them to attend the first two sessions of this now famous trial to convince themselves that, without any effort, Wilde's mouth pours out, in waves and in an almost lapidary style, the most abstract maxims on art, literature, the human spirit, religions... This is how he wrote his books!

I spoke above of his exquisite sensibility as a poet. Yesterday, a pretty miss, blushing modestly at still daring to pronounce Wide's name, told me about a feature that shows how sincere an artist he is. Passing one day in front of a bourgeois window, he saw a flower which was withering, deprived of air, sun and water. Its stem was leaning languidly, and its leaves were beginning to wither. Tears welled up in her eyes at the sight of the poor dying flower. He spoke to her softly, as to a wretched being who rattles, and begged her to save her. He therefore entered this house and bought the dying weakling at a price of gold, to which he immediately gave to drink with words of admirable sweetness and which he lovingly kept in the suite.

And what simple bonhomie he had, even in the days, still recent, when he triumphed at Haymarket. At the premiere of An Ideal Husband, the enthusiastic audience called him to the stage with endless applause. For a long time, he was made to pray. He finally came with the nonchalance of a big spoiled and shy child. And, after bowing awkwardly, he stammered: "I spent a very pleasant hour this evening!" This naivete seemed one more pearl in this unforgettable session. The next day, the failures, the pygmies, the unfortunate and jealous authors, the "twopence" journalists barked at poor Oscar, making it a crime for him to have boasted cynically of his success. But they had to be silent before the laudatory cry of public opinion, led by intelligent Londoners and unanimous in affirming that for fifty years there had been no such theatrical work to applaud.

For a month the pugs have been yelping again, and in trying to demolish Wilde they think they are rising in the appreciation of their contemporaries. Let them be free to attack the man. As for the writer, he is safe from their bites. The novelist Buchanan, revolted by this miserable coalition of talentless beings and hypocritical tartufes, even tried to defend the man. I'm not saying he wanted to clear her. But in a forceful letter, he shouted at all these insulters: "Let him who is without sin throw the first stone at her!" “Poor English! What can you answer to this brutal injunction? Wouldn't it be better for you to drink your shame and shut up?

The public continues to be passionate about this abject trial... As in the famous time of Panama, which had inaugurated an era of terror in Paris, there is at this moment in London, in certain literary and political circles, a dread which, I was told, has bleached the hair of more than one. News agencies announce almost every morning that arrests are yet to be made. Yesterday I was told some very well-known names. Are we only going to crack down on Wilde and Taylor? The series of examinations of Prosecution witnesses is over. The pleadings will come later. In the meantime, we'll probably release Wilde on bail. This is the question of the day.

JULIEN DESPRETZ.

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