CHRONIQUE

Le mauvais cas du pauvre Oscar Wilde aura eu dans le Tout-Paris littéraire une répercussion inattendue. MM. Catulle Mendès et Jules Huret tirèrent l'épée avant-hier sous les premières feuilles de la forêt de Saint-Germain : il y eut du sang répandu, — fort heureusement par gouttelettes. Une autre rencontre est imminente. Pourtant le péché mignon d'Oscar ne trouve pas ici d'adeptes ni d'imitateurs. De ce côté-ci du détroit, on aime tout bonnement la femme, on l'aime sans cachotterie au nez des hypocrites et des cafards : l'opinion ne s'est jamais prononcée contre un penchant naturel. Des Esseintes, le chef des A rebours, ne fut qu'une créature imaginaire et la légende doit être controuvée qui impute à un gentilhomme peu amoureux du bruit d'avoir posé pour le héros du livre.

Le culte de la beauté féminine, la galanterie, les aventures amoureuses accordées aux jeunes gens et même tolérées aux hommes mûrs n'obligent pas à refouler des appétits qui s'exaspèrent en fringale de vices. Dans la pudique Albion, toute liaison illégitime est regardée comme une tare et depuis quinze ans les deux hommes politiques les plus considérables de l'Angleterre, sir Charles Dilke et Parnell, furent discalifiés par l'accusation d'adultère. Mais même un homme sans liens ne peut se montrer publiquement en compagnie d'une femme libre, affranchie ou galante. Etrange pays où le préjugé condamne les penchants naturels, où la plus dégradante des perversions, l'ivrognerie, n'entraîne pas de préjudice moral, où le forcement de la nature aboutit à l'antiphysique. Il me souvient qu'au cours d'un de ces procès scandaleux dont nos voisins détiennent le record, une chambrière accusait son maître, personnage d'importance, de lui avoir enseigné « les vices français ». Hé ! mais il me semble que les vices anglais n'ont plus rien d'enviable à aucun lieu du monde et que Gomorrhe-Square ne le cède pas à Lesbos-City. Cet excellent Casanova, qui nous a légué un tableau si piquant de l'Europe libertine, ne précise qu'une seule fois ce mode particulier à certaine soirée donnée à Rome par un jeune lord anglais et où il faillit mettre l'épée à la main pour se défendre d'un outrage inopiné.

D'autres raisons matérielles expliquent une erreur des sens trop répandue en Angleterre, telles que les exercices physiques en commun, l'exemple et le développement de l'harmonie des formes et de la plastique du corps masculin, puis l'éloignement des femmes à l'âge viril, l'internement des jeunes gens dans les collèges d'université. Assurément, les sports, l'entraînement athlétique, le rapprochement des nudités déterminent une aberration du sens génital qui a existé en Grèce dans des conditions analogues. Sous le ciel de l'Attique, elle n'impliquait pas de défaveur, elle était d'accoutumance normale, elle fut idéalisée par Platon et et emprunta ie nom de Socrate, le plus honnête homme de l'antiquité.

Du reste, toutes les agglomérations d'individus du même sexe inclinent à l'amour unisexuel. La Revue blanche du 15 avril plublie un document d'autobiographie extrêmement curieux : Cinquante Jours à la légion étrangère, où je lis : « Après le vol, un vice innomable, mais trop inhérent aux mœurs du légionnaire pour être passé sous silence. Des officiers mêmes en ont parfois donné l'exemple. Il ne faut pas en voir le seul côté ignoble. Comme à Sparte, il est de temps à autre source de fidélité, de consolation, de dévouement. On cite un couple qui est resté uni dix ans. L'un des conjoints tué à Dogba, le veuf, à travers mille dangers, a rapporté son corps au camp et s'est tué en l'embrassant. Nous admirons ces histoires dans Xénophon et dans César. J'accorde que le rayon de générosité qui relève un peu cette vilaine aventure fait défaut quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. On me concèdera, d'autre part, que la vie militaire incline aux défauts qu'elle punit ».

On me dira que les antiphysiques des villes, dilettanti du vice, ne s'excusent point par la claustration ni par le célibat, mais l'anomalie de ces triste passionnés contient leur justification. C'est la nature même, qu'ils outragent, la seule coupable de la déviation de leurs sens. Ils n'ont pas la liberté du choix, ils subissent une fatalité organique ; ils méritent la pitié de même façon que le sourd, le bancal ou le borgne. Notre esprit, dans sa rectitude naturelle, ne comprend pas l'exception mâle ou femelle et s'en détourne avec horreur. Ces parias de l'espèce sont bien misérables, sans cesse altérés, jamais assouvis, et l'artiste, en analysant un tel état, mesure le néant de leurs joies à l'infini de leurs désirs :

Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.

Schopenhauer n'a-t-il pas défini cette contingence comme une fatalité naturelle, et même comme une des manifestations de l'inéluctable loi de l'espèce ?

Pour Oscar Wilde qui reste, malgré tout, un écrivain de talent, si l'avoir connu et fréquenté devient, présentement, une faute, je ne m'en disculpe pas. Il me parut causeur, spirituel, de verve originale et compagnon intéressant. Il est vrai que j'ignorais ses goûts hétéroclites, mais ce ne sont pas là mes affaires. Je ne me préoccupe pas de la morale des passants et je n'ouvre pas d'enquête sur le manger, le boire et le dormir de mes voisins, sur la manière dont ils disposent leur oreiller. A parler franc, je préfère la société de conversation nourrie et intelligente à la compagnie d'un sot, fût-il le plus vertueux du monde. Certes nos répugnances instinctives nous irritent parfois contre les sujets de mauvaise santé physique et morale. Mais ne tolérons-nous pas dans les relations ordinaires l'hypocrisie, la lâcheté, la cupidité, vices plus haïssables, plus dangereux, que les erreurs des sens ?

Souvenons-nous du lettré et de l'artiste ; épargnons l'accusé qui se débat sous la menace de longues années de servitude pénale. Il n'a pas corrompu un innocent et ne nuisit à personne. Le jeune Douglas était d'âge à sortir sans sa bonne et sans la permission du père Queensberry, maître de boxe ; les autres acolytes, comme Taylor et sa suite, ne se plaindront pas qu'on les ait détournés. Pour cette fois, nos parangons de vertu n'influenceront pas la terrible justice anglaise : qu'ils gardent donc une si belle ardeur pour une occasion nationale.

HENRY BAUER.

CHRONIC

The bad case of poor Oscar Wilde will have had an unexpected repercussion in literary Tout-Paris. MM. Catulle Mendes and Jules Huret drew their swords the day before yesterday under the first leaves of the forest of Saint-Germain: blood was spilled—fortunately in droplets. Another meeting is imminent. Yet Oscar's indulgence finds neither followers nor imitators here. On this side of the strait, women are quite simply loved, they are loved without concealment in the face of hypocrites and cockroaches: public opinion has never come out against a natural inclination. Des Esseintes, the leader of Les A rebours, was only an imaginary creature and the legend must be confounded which attributes to a gentleman not very fond of noise having posed for the hero of the book.

The cult of feminine beauty, gallantry, amorous adventures granted to young people and even tolerated by mature men do not oblige us to repress appetites which are exacerbated by cravings for vices. In modest Albion, any illegitimate liaison is regarded as a blemish, and for fifteen years the two most important politicians in England, Sir Charles Dilke and Parnell, have been disqualified on the charge of adultery. But even a man without ties cannot show himself publicly in the company of a free, freed or gallant woman. Strange country where prejudice condemns natural inclinations, where the most degrading of perversions, drunkenness, does not lead to moral harm, where the force of nature leads to the antiphysical. I remember that during one of those scandalous trials for which our neighbors hold the record, a chambermaid accused her master, a person of importance, of having taught her "French vices." Hey ! but it seems to me that English vices no longer have anything enviable anywhere in the world and that Gomorrah-Square does not yield to Lesbos-City. This excellent Casanova, who bequeathed to us such a piquant picture of libertine Europe, specifies only once this particular mode at a certain evening given in Rome by a young English lord and where he almost put his sword in his hand. to defend themselves from an unexpected outrage.

Other material reasons explain an error of the senses which is too widespread in England, such as common physical exercises, the example and development of the harmony of forms and the plasticity of the male body, then the estrangement of women from the virile age, the internment of young people in university colleges. Undoubtedly, sports, athletic training, the bringing together of nudity determine an aberration of the genital sense which existed in Greece under analogous conditions. Under the sky of Attica, it involved no disfavor, it was of normal habituation, it was idealized by Plato and and borrowed the name of Socrates, the most honest man of antiquity.

Moreover, all agglomerations of individuals of the same sex incline to unisexual love. La Revue blanche of April 15 publishes an extremely curious autobiographical document: Fifty Days in the Foreign Legion, where I read: “After the theft, an unspeakable vice, but too inherent in the customs of the legionnaire to be passed over in silence. Even officers have sometimes set the example. We must not see the only ignoble side of it. As in Sparta, it is from time to time a source of fidelity, consolation, devotion. We quote a couple who remained together for ten years. One of the spouses killed in Dogba, the widower, through a thousand dangers, brought his body back to the camp and killed himself by kissing it. We admire these stories in Xenophon and in Caesar. I agree that the ray of generosity which slightly relieves this ugly adventure is lacking ninety-nine times out of a hundred. It will be granted to me, on the other hand, that the military life inclines to the faults which it punishes”.

I will be told that the antiphysicals of the cities, dilettanti of vice, do not excuse themselves by confinement or by celibacy, but the anomaly of these sad enthusiasts contains their justification. It is nature itself, which they outrage, the only culprit of the deviation of their senses. They do not have the freedom of choice, they undergo an organic fatality; they deserve pity in the same way as the deaf, the wobbly or the one-eyed. Our mind, in its natural rectitude, does not understand the male or female exception and turns away from it in horror. These pariahs of the species are very miserable, constantly altered, never satisfied, and the artist, by analyzing such a state, measures the nothingness of their joys against the infinity of their desires:

You will never be able to satisfy your rage,
And your punishment will arise from your pleasures.

Didn't Schopenhauer define this contingency as a natural fatality, and even as one of the manifestations of the inescapable law of the species?

For Oscar Wilde who remains, despite everything, a talented writer, if having known and frequented him becomes, at present, a fault, I do not excuse myself. He seemed to me a conversationalist, witty, of original verve and an interesting companion. It is true that I was unaware of his heterogeneous tastes, but that is none of my business. I don't worry about the morals of passers-by and I don't open an investigation into the eating, drinking and sleeping of my neighbors, the way they lay out their pillows. To speak frankly, I prefer the society of nourished and intelligent conversation to the company of a fool, were he the most virtuous in the world. Certainly our instinctive repugnance sometimes irritates us against subjects of poor physical and moral health. But do we not tolerate in ordinary relations hypocrisy, cowardice, greed, vices more hateful, more dangerous, than the errors of the senses?

Let us remember the scholar and the artist; spare the accused who struggles under the threat of long years of penal servitude. He did not corrupt an innocent and harm no one. Young Douglas was of an age to go out without his maid and without the permission of Father Queensberry, a boxing master; the other acolytes, like Taylor and his retinue, won't complain that they've been hijacked. For this time, our paragons of virtue will not influence the terrible English justice: let them therefore keep such a fine ardor for a national occasion.

HENRY BAUER.

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