L'AFFAIRE WILDE

J'avais vu dans plusieurs journaux parisiens cette note presque identique :

« Lisez, ou plutôt ne lisez pas les débats du procès Wilde dans les feuilles anglaises. Elles n'en ont rien omis et c'est à faire frémir la nature. »

J'avoue deux choses: la première, c'est que j'ai eu la curiosité de lire ledit procès dans le Daily Telegraph ; la seconde, c'est que, cette lecture faite, je n'ai pas frémi. Cela tient à ce que mes confrères de Paris m'avaient induit en légère erreur. Les journaux anglais, ou du moins le Daily Telegraph, n'ont pas sacrifié à cette occasion leuraversion pour le « shoking » à leur souci connu de l'information à outrance. Ils n'en disent guère plus sur l'affaire que le résumé très complet donné par la presse parisienne, lequel semble du reste, suffisamment détaillé pour quiconque tient plus à parcou-rir un compte-rendu de procès pornographique qu'à s'y vautrer.

En tout cas, qu'on les lise publiés au complet ou simplement résumés, les débats de l'affaire Wilde porteront un coup pénible à l'orgueil britannique, et ce sera le cas de redire le mot fameux : « L'honneur anglais a coulé par tous les pores. » Il est établi, en effet, d'ores et déjà, que le scandale de cette nauséabonde cause célèbre rejaillit sur toutes les classes de la société londonienne. Pour commencer par les plus hauts degrés de l'échelle sociale, la noblesse s'y incarne lamentablement dans la personne de lord Douglas, car toute réserve gardée de notre part sur la nature des relations de ce jeune homme avec le poète Wilde, un fils de marquis, lequel se permet d'écrire à son père: « Quel drôle de petit bonhomme vous êtes ! » et qui le menace ensuite de l'abattre d'un coup de pistolet, ne donne pas une très haute idée de la pratique du respect filial dans les « upper ten thousand ». De son côté, la classe moyenne ne doit pas être très fière d'être représentée au procès par le bourgeois Wilde, et enfin la populace anglaise figure à l'audience sous les traits crapuleux de domestiques, de garçons de bar et de petits matelots errants sur le port de Brighton, qui se révèlent tous au moins aussi grands artistes comme maîtres-chanteurs que les clients habituels de notre M. Dopffer!

Ne trouvez-vous pas aussi que dans un pays comme l'Angleterre, où la respectabilité joue un si grand rôle, où a été inventé le terme intraduisible de « cant », le procès Wilde étonne et détonne prodigieusement. Il semble qu'un terrible vent de bohème ait soufflé sur la Tamise. On n'aurait pas eu l'idée, il y a seulement dix ans, d'un marquis Queensberry prenant ses habitudes de consommateur au café-Royal, ce rendez-vous des commis-voyageurs français, et qui, entre temps, écrira sur un coin de table maculée de brandy and soda un délicieux petit billet où il déclare tenir pour un fieffé gredin le premier ministre de son pays. Quant à Wilde lui-même, c'est le dernier cri du décousu que sa vie, avec ces allées et venues répétées d'un hôtel du Strand à un bouge de la Cité, toujours en compagnie suspecte et une fois le domicile conjugal dûment abandonné. Et l'on est tout surpris de voir que cet homme taré, affichant ses scandaleuses amitiés continue de fréquenter un cercle honorable, à telles enseignes, que c'est dans ce club qu'il reçoit la fameuse lettre, d'où est né tout le procès. Est-ce bien là cette société anglaise autrefois si boutonnée, et pour laquelle semblait faite la célèbre maxime de La Rochefoucauld : « L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. »

Aujourd'hui — lisez le procès Wilde avec attention — ce qui vous frappe à chaque ligne, c'est le cynisme qu'il dévoile. Wilde est particulièrement admirable dans cette attitude de défi goguenard. C'est même à croire qu'il « pose » pour la galerie. Dans le texte du Daily Telegraph, le président essaye de lui faire dire qu'un roman, dont le plaignant n'est du reste pas l'auteur, mais dont il est fort parlé au procès, a un caractère blasphématoire. Vous saisissez aisément la portée de cette épithète dans un pays aussi religieux que l'Angleterre. Seul Wilde feint de ne pas entendre les interrogations réitérées du président. Il va plus loin. Il déclare ne pas comprendre le sens du mot blasphématoire, et au milieu des rires de l'auditoire il ajoute : « Ce roman est mal écrit. Cela me suffit. » C'est le pendant du fameux : « Le geste est beau ! » de ce côté-ci de la Manche, et ce n'en est pas plus ragoûtant pour cela.

Que nous voilà loin de lord Byron ! On reste confondu aujourd'hui à la pensée que l'immortel auteur de Child Harold a presque autant scandalisé l'Angleterre dans la première partie de ce siècle que Wilde dans la seconde, qu'il a été traité de Néron et de Barbe-Bleue par toute une presse indignée, et pourquoi ? Pour une simple rupture du lien conjugal, rachetée de reste par un repentir si éloquent que Mme de Staël en disait : « C'est à divorcer pour être regrettée de la sorte. » Et ce qui stupéfie plus encore quand on compare le méfait de lord Byron avec celui qui a fait écrouer Wilde en prison, c'est de songer que ce dernier promènerait peut-être encore demain sa triomphante impunité dans son club, s'il n'avait pas eu l'effronterie de se porter plaignant, par une sorte de sadisme, pour goûter l'étrange volupté de courir le danger d'être arrêté, comme il l'a été, avant-hier, à la sortie de l'audience, et de jouer ainsi avec le feu, le feu du ciel.

Ah ! certes, ils ont beau jeu aujourd'hui ceux d'entre les Français pour lesquels c'est un vif agrément que de saisir la société anglaise en flagrant délit de mauvaises moeurs. Ces Français sont nombreux. L'excuse de la malice avec laquelle ils soulignent ces défaillances de vertu en Angleterre, c'est que les Anglais le prennent vraiment trop de haut avec les vices français. Je ne connais guère, en effet, pour rivaliser avec eux d'austérité féroce, que les Junkers prussiens, les piétistes des deux sexes, comme le fut cette terrible Mme de Bismarck, qui étonna même son mari pendant le siège de Paris par ses vœux ardents d'extermination de toutes les femmes et de tous les enfants français. Quand donc l'Angleterre nous offre des procès d'adultère, comme deux ou trois dont je me garderai de citer les noms, ou d'autres causes encore plus répugnantes, comme le procès des petits télégraphistes et l'affaire Wilde, j'admets qu'un Français puisse être autorisé à sourire discrètement.

Mais, de grâce, n'abusons pas de cet avantage : gardons-nous d'en prendre texte pour chiffonner encore un peu plus la tunique de la morale, comme disait Murger. Les Anglais, aujourd'hui, recueillent dans la presse joyeuse la succession très lourde du sénateur Bérenger. Eh bien ! la vertu de M. le sénateur Bérenger viendrait à faillir avec quelque éclat que les brasseries de femmes illumineraient. Ne nous associons pas a cet éclairage. Il ne faut pas que la mésaventure arrivée à une société bégueule soit chez nous un signal de revanche pornographique.

Et même s'il faut tirer de ce procès un enseignement, celui que j'ai recueilli de ma lecture du Daily Telegraph est tout à l'honneur de l'Angleterre, et je vais vous le dire tout de suite. J'ai été vraiment émerveillé de l'attitude du président, de sa modération impartiale, de la convenance de ses questions dans un sujet où il était si facile de risquer une équivoque que guettaient les gros rires de l'auditoire. Je lui sais surtout un gré infini de n'avoir pas voulu être spirituel, à l'encontre de tant de magistrats à Paris, qui n'auraient pas consenti à sevrer l'audience de leurs gentillesses. Je me rappelle avoir entendu, au procès Pranzini, un mot, d'ailleurs drôle, dit par le président à un monsieur dont il constatait les droits d'antériorité dans le cœur d'une Parisienne à la mode. Après avoir constaté que le public riait de cette saillie et aussi les avocats présents à l'audience, de même que les jurés, je me mis à regarder l'accusé. Il riait aussi, mais avec une gaucherie indiquant qu'il n'avait pas compris, lui, Levantin, sachant assez mal le français, ce trait « bien parisien ». Eh bien ! ce rire forcé m'attrista, il était trop manifestement complaisant. Il voulait trop dire au président et au jury. « J'ai ri, vous voilà désarmés. » Et j'en ai presque voulu au président de reprendre un air très grave pour charger ensuite l'homme qu'il avait fait rire.

Au moins dans ce procès Wilde, un honneur restera sauf, celui de la magistrature anglaise. Nous avons eu en France dans certaines causes célèbres des naufrages plus complets.

GASTON JOLLIVET

THE WILDE CASE

I had seen in several Parisian newspapers this almost identical note:

"Read, or rather don't read the proceedings of the Wilde trial in the English papers. They didn't omit anything and it's enough to make nature shudder. »

I confess two things: the first is that I had the curiosity to read the said trial in the Daily Telegraph; the second is that, having read this, I did not shudder. This is because my colleagues in Paris had misled me slightly. The English newspapers, or at least the Daily Telegraph, did not sacrifice on this occasion their aversion to "shoking" to their known concern for excessive information. They say little more about the affair than the very complete summary given by the Parisian press, which seems, moreover, sufficiently detailed for anyone who cares more to browse a report of a pornographic trial than to read it. wallow.

In any case, whether we read them published in full or simply summarized, the proceedings of the Wilde affair will deal a painful blow to British pride, and it will be the case to repeat the famous saying: "English honor has flowed through every pore. It is established, in fact, already, that the scandal of this nauseous famous cause reflects on all classes of London society. To begin with the highest rungs of the social ladder, the nobility is lamentably embodied there in the person of Lord Douglas, for any reservations on our part regarding the nature of this young man's relations with the poet Wilde, a son de marquis, who takes the liberty of writing to his father: “What a funny little fellow you are! » and who then threatens to shoot him down, does not give a very high idea of the practice of filial respect in the « upper ten thousand ». For its part, the middle class should not be very proud of being represented at the trial by the bourgeois Wilde, and finally the English populace appears at the hearing under the villainous features of servants, bar boys and wandering little sailors. on Brighton Harbour, all of whom turn out to be at least as great entertainers as blackmailers as our Mr. Dopffer's regular patrons!

Don't you also find that in a country like England, where respectability plays such a big role, where the untranslatable term "cant" has been invented, the Wilde trial astonishes and detonates prodigiously. It seems that a terrible bohemian wind has blown over the Thames. We would not have had the idea, only ten years ago, of a Marquis Queensberry taking up his habits as a consumer at the Café-Royal, that meeting place for French traveling salesmen, and who, in the meantime, would write on a corner of the table smeared with brandy and soda a delicious little note in which he declares that he considers the Prime Minister of his country to be an arrant scoundrel. As for Wilde himself, his life is the last cry of disjointedness, with these repeated comings and goings from a hotel on the Strand to a dive in the City, always in suspicious company and once the marital home has been duly abandoned. . And we are quite surprised to see that this crazy man, displaying his scandalous friendships, continues to frequent an honorable circle, under such signs, that it is in this club that he receives the famous letter, from which was born all the trial. Is this really that English society once so buttoned up, and for which La Rochefoucauld's famous maxim seemed made: "Hypocrisy is a homage that vice pays to virtue." »

Today — read the Wilde trial carefully — what strikes you in every line is the cynicism it reveals. Wilde is particularly admirable in this attitude of mocking defiance. It is even to believe that he “poses” for the gallery. In the text of the Daily Telegraph, the president tries to make him say that a novel, of which the complainant is not the author, but which is much talked about at the trial, has a blasphemous character. You easily grasp the significance of this epithet in a country as religious as England. Only Wilde pretends not to hear the president's repeated questions. He goes further. He declares that he does not understand the meaning of the word blasphemous, and amid laughter from the audience he adds: “This novel is badly written. That's enough for me. This is the counterpart of the famous: "The gesture is beautiful!" » on this side of the Channel, and it is not more appetizing for that.

How far we are from Lord Byron! We remain confounded today by the thought that the immortal author of Child Harold scandalized England almost as much in the first part of this century as Wilde in the second, that he was called Nero and Bluebeard. by a whole indignant press, and why? For a simple rupture of the marital bond, redeemed for the rest by a repentance so eloquent that Mme de Stael said of it: "It is to divorce to be regretted in this way." And what is even more astonishing when we compare Lord Byron's misdeed with that which had Wilde imprisoned in prison, is to think that the latter might still walk his triumphant impunity tomorrow in his club, if he does not hadn't had the brazenness to complain, out of a kind of sadism, to taste the strange pleasure of running the risk of being arrested, as he was the day before yesterday, on leaving the hearing, and thus playing with fire, fire from heaven.

Ah! certainly, they have a good game today among the French for whom it is a lively pleasure to seize English society in flagrante delicto of bad morals. These French are numerous. The excuse for the malice with which they point out these failings of virtue in England is that the English really take it too high with French vices. I know little, indeed, to compete with them in ferocious austerity, but the Prussian Junkers, the Pietists of both sexes, like that terrible Madame de Bismarck, who astonished even her husband during the siege of Paris by her wishes ardent extermination of all French women and children. So when England offers us adultery trials, like two or three whose names I will refrain from mentioning, or other even more repugnant cases, like the trial of the small telegraphers and the Wilde affair, I admit that a Frenchman could be allowed to smile discreetly.

But, please, let's not abuse this advantage: let's take care not to take text from it to crumple the tunic of morality a little more, as Murger said. The English, today, collect in the joyous press the very heavy succession of the senator Bérenger. Well ! the virtue of the senator Bérenger would come to fail with some brilliance which the brasseries of women would illuminate. Let us not associate ourselves with this lighting. The misadventure that has happened to a prudish society must not be a sign of pornographic revenge for us.

And even if there is a lesson to be learned from this trial, the one I gathered from my reading of the Daily Telegraph is to England's credit, and I'll tell you right away. I was truly amazed by the attitude of the president, his impartial moderation, the appropriateness of his questions on a subject where it was so easy to risk an ambiguity that the audience was waiting for. Above all, I am infinitely grateful to him for not having wanted to be witty, unlike so many magistrates in Paris, who would not have consented to wean the audience from their kindness. I remember having heard, at the Pranzini trial, a word, moreover funny, said by the president to a gentleman whose rights of precedence he observed in the heart of a fashionable Parisienne. After noticing that the public laughed at this projection and also the lawyers present at the hearing, as well as the jurors, I began to look at the accused. He was laughing too, but with an awkwardness indicating that he, Levantin, hadn't understood French, this "very Parisian" trait. Well ! that forced laugh saddened me, it was too obviously complacent. He wanted to tell the president and the jury too much. “I laughed, you are helpless. And I was almost angry with the president for resuming a very serious air and then charging the man he had made laugh.

At least in this Wilde trial, one honor will remain safe, that of the English judiciary. We have had in France in certain famous cases more complete shipwrecks.

GASTON JOLLIVET

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