SUR UN LIVRE

En lisant le Portrait de Dorian Gray, je n'ai jamais aussi vivement senti l'horreur des répressions sociales, « cette dangereuse folie de punir » qu'ont les hommes. Le Portrait de Dorian Gray est ce dernier livre d'Oscar Wilde que d'avisés et fidèles traducteurs viennent d'offrir à notre curiosité, dirai-je à notre joie ? Et, maintenant que je l'ai lu, ce livre, je ne puis penser, sans un redoublement d'indignation et de révolte, que le parfait artiste qui l'écrivit est séparé de la vie et subit un affreux supplice pour des actes qui ne sont ni des crimes, ni des délits ; des actes fâcheux, il est vrai, mais qu'il était libre de commettre et dont personne n'avait à lui demander compte, car, je ne cesserai de le répéter, ils ne relèvent que de sa conscience et de notre dégoût.

Le Portrait de Dorian Gray atteste, chez l'infortuné Oscar Wilde, un art brillant et précieux, en même temps qu'une intelligence profonde et rare — rare aux deux sens de ce mot. En bien des pages de philosophie et de sensualité, par quoi se caractérise cette œuvre supérieure à l'idée que nous nous faisons de l'esthétisme, l'impression reste d'un charme délicieux, émouvant, où la force de l'esprit et l'élégance inventive de la pensée se combinent avec une dose de poison, qui en avive les violents et subtils aromes. Le maniérisme n'y est point fatigant ; il se montre, au contraire, presque toujours joli, d'une grâce parfois exquise, d'un goût très sûr ; et il n'y a pas « trop de lys », ainsi qu'on pouvait le craindre d'un homme qui en abusait tant, dans la vie. J'avoue que ce livre n'est point écrit pour les jeunes filles, et qu'il exhale cette odeur impure dont parle M. Marcel Prévost. Mais, c'est immoral ! dira-t-on. Et puis après ? Qu'est-ce que l'immoralité ? Je voudrais bien qu'on me la définisse une bonne fois, car on ne s'entend guère là-dessus, et, pour beaucoup de braves gens que je pourrais nommer, l'immoralité c'est tout ce qui est beau. Pour le crapaud, l'immoralité, c'est l'oiseau qui vole dans l'air et chante dans les branches ; pour le cloporte, ignoblement condamné aux murs visqueux des caves, ce sont les abeilles qui se roulent dans le pollen des fleurs. « Un livre n'est point moral ou immoral ; il est bien ou mal écrit : c'est tout. » Je m'en tiens à cette définition qu'Oscar Wilde inscrivit dans la préface de son livre, et j'ajoute : « L'immoralité, c'est tout ce qui offense l'intelligence et la beauté. »

Il faut lire le Portrait de Dorian Gray, sans trop s'attarder à l'affabulation, belle quelquefois, mais souvent indifférente et d'un romantisme banal ; il convient de s'attacher surtout aux idées ingénieuses dont il fourmille, aux sensations très spéciales qu'il analyse, aux multiples problèmes de morale individuelle qu'il soulève. A ce point de vue, c'est uue œuvre singulière et forte, et qui contient des pages tout à fait admirables. Pas un lecteur de bonne foi et de réflexion — si sévère soit-il — n'en pourra nier l'intérêt passionnant et l'étrange nouveauté. Elle projette, dans les ténèbres de la conscience, de troublantes et fascinantes lueurs.

On a dit que l'art d'Oscar Wilde procédait de celui de M. Huysmans. Je n'ai pas du tout cette impression. Même dans des sujets qui comportent l'abstraction pure, M. Huysmans ne va jamais au-delà de l'extériorité des choses et des êtres, qu'il colore et déforme, selon l'angle de sa très particulière mais restreinte vision. Avec autant de pittoresque, et un goût semblable pour les spectacles artificiels, Oscar Wilde me semble plus spéculatif, plus curieux d'intelligence, plus familier avec les idées générales. Il manipule, avec une plus grande dextérité, le mécanisme compliqué des actions et des passions humaines. Par l'acuité de la pensée, la hardiesse et l'étendue de son observation, il me paraît plus proche de Baudelaire. Autant que j'en puis juger sur une traduction, ce malheureux galérien est un des plus beaux tempéraments d'écrivain que je sache.

Et n'est-ce point un signe du temps que les traducteurs, de ce très remarquable ouvrage qu'est le Portrait de Dorian Gray, pour éviter des interprétations désobligeantes, aient craint de mettre leur nom à cote du nom de celui qui eut la puissance de le créer, et que moi-même, je m'expose, en le louant, à des réprobations caractérisées, non moins qu'à de sales et vertueuses invectives, peut-être. Mais s'il fallait se tenir en garde contre ce que peuvent penser ceux qui ne pensent pas, contre ce que peuvent comprendre ceux qui ne comprennent jamais rien, nous n'éprouverions jamais la si douce et si forte joie qu'il y a à confesser ce par quoi une œuvre d'art nous enchanta un jour, une heure, une minute.

On a beaucoup parlé des paradoxes d'Oscar Wilde sur l'art, la beauté, la conscience, la vie ! Paradoxes, soit ! Il en est, en effet, quelques-uns qui furent excessifs, et qui franchirent, d'un pied leste, le seuil de l'Interdit. Mais qu'est-ce qu'un paradoxe, sinon, le plus souvent, la forme saisissante et supérieure, l'exaltation de l'idée ? Dès qu'une idée dépasse le bas niveau de l'entendement vulgaire, dès qu'elle ne traîne plus des moignons coupés dans les marécages de la morale bourgeoise, et que, d'un vol hardi, elle atteint les hauteurs de la philosophie, de la littérature ou de l'art, nous la traitons de paradoxe, parce que nous ne pouvons la suivre en ces régions inaccessibles à la débilité de nos organes, et nous croyons l'avoir à jamais condamnée en lui infligeant ce vocable de blâme et de mépris.

Pourtant, le progrès ne se fait qu'avec le paradoxe, et c'est le bon sens — vertu des sots — qui perpétue la routine. La vérité est que nous ne pouvons supporter que quelqu'un vienne violenter notre inertie intellectuelle, notre morale toute faite, la sécurité stupide de nos conceptions moutonnières. Et, au fond, c'est là qu'est, dans l'esprit de ceux qui le jugèrent, le véritable crime d'Oscar Wilde. Il en eut un autre : celui d'avoir, en son livre, mal parlé de l'Angleterre et levé un coin du voile puritain qui recouvre sa gangrène morale. S'il avait été un médiocre et enthousiaste cokney, un opulent éleveur de chevaux de course, tricheur et loyaliste, ou un lord ivrogne, ou un prince fouetteur d'enfants, on se fût montré indulgent à ses vices. On ne lui a pas pardonné d'être l'homme de pensée et l'esprit supérieur — par conséquent dangereux — que véritablement il est. Et les motifs, censément philosophiques, au nom de quoi la société le punit, ne sont qu'hypocrisie et mensonge. Car, enfin, s'il fallait condamner au hard labour tous les êtres humains qui ne se conforment pas aux prescriptions mal définies de la nature, aux lois toujours changeantes et contradictoires des sociétés, il est probable que l'on y condamnerait tout le monde. Est-ce que toutes les graines que le vent éparpille sur le sol germent et florissent ? Où donc est-il, celui qui, même dans le mariage régulier n'a point péché contre la reproduction de l'espèce ? Et le prêtre ? Le prêtre, moralement mutilé, volontairement infécond, qui proclame vertu son renoncement sexuel, et qui dit : « Je veux que le monde finisse avec moi ! » n'est-il point, socialement, aussi coupable qu'Oscar Wilde ? Ses revoltes contre l'ordre de la vie n'ont-elles point un caractère plus violemment protestataire que les aberrations charnelles en qui demeure, au moins, le simulacre de la procréation et ne déshabitue pas de l'amour?

Nous ne nous payons que de mots et menons notre vie a la remorque des plus basses sentimentalités et des plus tortueuses contradictions. En Angleterre, on le sait, les œuvres d'Oscar Wilde furent pour ainsi dire détruites, après le retentissement du procès. Chacun les voulut cacher, ou les brûla, pour n'en être pas contaminé. On eût dit que la contagion en était violente et fatale. Ses pièces furent chassées honteusement du théâtre, où, la veille encore, elles étaient applaudies avec enthousiasme. On ne considéra pas ce qu'elles pouvaient contenir d'impersonnelle et inviolable beauté ; on ne vit dans cette exécution imbécile, que le besoin de se désolidariser d'un homme, dont la corruption individuelle « pouvait jeter, sur tout un pays, un éclat louche ».

Et admirez l'inconséquence !

L'Angleterre se reconnaît, se mire, s'exalte, se purifie dans Shakespeare, qui chanta ce vice infâme et le commit. Il ne faudrait pas toucher à sa gloire, que chaque année élargit et renforce d'éblouissements nouveaux. Son œuvre survit, admirablement pure, à son péché, et elle l'ignore ou elle l'absout. Qui sait si ce n'est pas dans le péché que la plupart des grands hommes ont puisé le secret de leur force, et l'expression de leur beauté, et le frisson de leurs douleurs ? N'y a t-il point, dans la débauche la plus crapuleuse, une minute mystérieuse où l'homme le plus brute atteint aux plus hauts sommets de la vie, et conçoit l'infini ?

On me dira : « Vous ne pouvez comparer Wilde a Shakespeare, ni à aucun de ces génies qui furent la joie et l'excuse de l'humanité. » Je le veux bien. Mais Wilde est jeune, il a devant lui tout un avenir, et il a prouvé, par des œuvres charmantes et fortes, qu'il pouvait beaucoup pour la beauté et pour l'art. N'est-ce donc point une chose abominable que, pour réprimer des actes qui ne sont point punissables en soi, on risque de tuer quelque chose de supérieur aux lois, à la morale, à tout : de la beauté ! Car les lois changent, les morales se transforment ; et la beauté demeure, immaculée, sur les siècles qu'elle seule illumine.

* * *

Il n'y a que de la pourriture et du fumier, il n'y a que de l'impureté à l'origine de toute vie. Etalée, dans le chemin, sous le soleil, la charogne se gonfle de vie splendide ; les fientes, dans l'herbage desséché, recèlent des réalisations futures, merveilleuses. C'est dans l'infection du pus et le venin du sang corrompu, qu'éclosent les formes, par qui notre rêve chante et s'enchante. Ne nous demandons pas d'où elles viennent, et pourquoi la fleur est si belle qui plonge ses racines dans l'abject purin.

OCTAVE MIRBEAU.

ON A BOOK

Reading the Picture of Dorian Gray, I have never felt so keenly the horror of social repression, "this dangerous madness to punish" that men have. The Picture of Dorian Gray is this last book by Oscar Wilde that wise and faithful translators have just offered to our curiosity, shall I say to our joy? And, now that I have read this book, I cannot think, without a redoubled indignation and revolt, that the perfect artist who wrote it is separated from life and undergoes a terrible torture for acts which are neither crimes nor misdemeanors; regrettable acts, it is true, but which he was free to commit and for which no one had to call him to account, because, I will not stop repeating it, they are a matter only of his conscience and of our disgust.

The Picture of Dorian Gray attests, in the unfortunate Oscar Wilde, to a brilliant and precious art, at the same time as a deep and rare intelligence—rare in both senses of the word. In many pages of philosophy and sensuality, by which this work is characterized, superior to the idea that we have of aesthetics, the impression remains of a delicious, moving charm, where the strength of the spirit and the inventive elegance of thought combine with a dose of poison, which heightens the violent and subtle aromas. Mannerism is not tiring there; he shows himself, on the contrary, almost always pretty, with a grace that is sometimes exquisite, with a very sure taste; and there are not "too many lilies," as one might fear from a man who abused them so much, in life. I confess that this book is not written for young girls, and that it gives off that impure odor of which M. Marcel Prévost speaks. But, it is immoral! we will say. And then after ? What is immorality? I would really like someone to define it for me once and for all, because we hardly agree on that, and, for many good people whom I could name, immorality is all that is beautiful. For the toad, immorality is the bird that flies in the air and sings in the branches; for the woodlouse, ignobly condemned to the slimy walls of the cellars, it is the bees that roll in the pollen of the flowers. “A book is neither moral nor immoral; it is well or badly written: that is all. I stick to this definition that Oscar Wilde included in the preface to his book, and I add: "Immorality is anything that offends intelligence and beauty." »

You have to read the Portrait of Dorian Gray, without dwelling too long on the storytelling, beautiful sometimes, but often indifferent and of a banal romanticism; it is appropriate to focus above all on the ingenious ideas with which it abounds, on the very special sensations which it analyses, on the multiple problems of individual morality which it raises. From this point of view, it is a singular and strong work, and which contains quite admirable pages. Not a reader of good faith and reflection - however severe - will be able to deny the fascinating interest and the strange novelty. It projects disturbing and fascinating lights into the darkness of consciousness.

It has been said that the art of Oscar Wilde proceeded from that of M. Huysmans. I don't have that impression at all. Even in subjects involving pure abstraction, Mr. Huysmans never goes beyond the exteriority of things and beings, which he colors and deforms, according to the angle of his very particular but restricted vision. With so much picturesqueness, and a similar taste for artificial spectacle, Oscar Wilde seems to me more speculative, more curious in intelligence, more familiar with general ideas. He manipulates, with greater dexterity, the complicated mechanism of human actions and passions. By the acuity of the thought, the boldness and the extent of his observation, he seems to me closer to Baudelaire. As far as I can judge from a translation, this unfortunate galley slave is one of the finest writer's temperaments that I know.

And is it not a sign of the times that the translators, of this very remarkable work which is the Picture of Dorian Gray, to avoid disparaging interpretations, were afraid to put their name next to the name of the one who had the power to create it, and that I myself expose myself, by praising it, to characterized reprobations, no less than to dirty and virtuous invectives, perhaps. But if we had to be on our guard against what those who do not think can think, against what those who never understand anything can understand, we would never experience the sweet and strong joy that there is in to confess what a work of art enchanted us with one day, one hour, one minute.

Much has been said about Oscar Wilde's paradoxes on art, beauty, consciousness, life! Paradoxes, be it! There are, in fact, some who were excessive, and who crossed, with a swift foot, the threshold of the Prohibited. But what is a paradox if not, most often, the striking and superior form, the exaltation of the idea? As soon as an idea passes the low level of vulgar understanding, as soon as it no longer drags severed stumps through the swamps of bourgeois morality, and as soon as, with a bold flight, it reaches the heights of philosophy, literature or art, we treat it as a paradox, because we cannot follow it into those regions inaccessible to the debility of our organs, and we believe we have condemned it forever by inflicting on it this term of blame and of contempt.

However, progress is only made with paradox, and it is common sense—the virtue of fools—that perpetuates the routine. The truth is that we cannot bear that someone comes to violate our intellectual inertia, our ready-made morality, the stupid security of our sheepish conceptions. And, basically, this is where, in the minds of those who judged him, the real crime of Oscar Wilde. He had another: that of having, in his book, spoken badly of England and lifted a corner of the Puritan veil which covers his moral gangrene. If he had been a mediocre and enthusiastic Cokney, an opulent race-horse breeder, a cheat and a loyalist, or a drunkard lord, or a child-whipping prince, people would have shown indulgence in his vices. He has not been forgiven for being the man of thought and the superior spirit—therefore dangerous—that he really is. And the reasons, supposedly philosophical, in the name of which society punishes him, are nothing but hypocrisy and lies. For, finally, if we had to condemn to hard labor all human beings who do not conform to the ill-defined prescriptions of nature, to the ever-changing and contradictory laws of societies, it is probable that we would condemn everyone to it. . Do all the seeds that the wind scatters on the ground germinate and flourish? Where then is he who even in regular marriage has not sinned against the reproduction of the species? And the priest? The priest, morally mutilated, voluntarily infertile, who proclaims his sexual renunciation a virtue, and who says: "I want the world to end with me!" is he not, socially, as culpable as Oscar Wilde? Do not his revolts against the order of life have a more violently protesting character than the carnal aberrations in which remain, at least, the simulacrum of procreation and do not lose the habit of love?

We pay for ourselves only with words and lead our lives in the wake of the lowest sentimentality and the most tortuous contradictions. In England, as we know, the works of Oscar Wilde were, so to speak, destroyed after the repercussions of the trial. Everyone wanted to hide them, or burned them, so as not to be contaminated. One would have said that the contagion was violent and fatal. His plays were shamefully expelled from the theater, where, the day before, they had been enthusiastically applauded. No consideration was given to what impersonal and inviolable beauty they might contain; one only saw in this imbecile execution, the need to dissociate oneself from a man, whose individual corruption "could throw, on a whole country, a suspicious glare".

And admire the inconsistency!

England recognizes itself, reflects itself, exalts itself, purifies itself in Shakespeare, who sang of this infamous vice and committed it. One should not touch his glory, which each year enlarges and strengthens with new dazzlings. Her work survives, admirably pure, her sin, and she ignores it or absolves it. Who knows if it is not in sin that most great men have drawn the secret of their strength, and the expression of their beauty, and the thrill of their pain? Is there not, in the most villainous debauchery, a mysterious moment when the most brutal man reaches the highest heights of life, and conceives the infinite?

People will say to me: "You cannot compare Wilde to Shakespeare, nor to any of those geniuses who were the joy and the excuse of humanity." " I want it a lot. But Wilde is young, he has a whole future ahead of him, and he has proved, by charming and strong works, that he can do much for beauty and for art. Is it not then an abominable thing that, in order to repress acts which are not punishable in themselves, one risks killing something superior to the laws, to morality, to everything: beauty! For laws change, morals are transformed; and beauty remains, immaculate, over the centuries that it alone illuminates.

* * *

There is only rot and manure, there is only impurity from which all life originates. Spread out in the path, under the sun, the carrion swells with splendid life; the droppings in the parched grass conceal marvelous future realizations. It is in the infection of pus and the venom of corrupted blood, that hatch the forms, by which our dream sings and is enchanted. Let's not wonder where they come from, and why the flower is so beautiful that has its roots in abject manure.

OCTAVE MIRBEAU.

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