HOMMES ET CHOSES
LE VICE ANGLICAN

Le scandaleux procès du poète symboliste Oscar Wilde soulève une indignation apparente en Angleterre. Au fond, la vertueuse Albion, très indulgente pour ce genre de débauche qu'elle pratique couramment, est seulement navrée qu'encore une fois soit arraché son masque de fausse pudeur et d'hypocrisie protestante. Il n'est pas unique, isolé, exceptionnel le cas de cet esthète qui, supprimant les classes, nivelant les castes sociales dans la fange, s'abandonnait successivement à la société de grooms complaisants et à l'intimité de jeunes lords dociles, passant avec une égalitaire turpitude du commerce avec le dernier des Douglas, le fils du marquis de Queensberry, à un familier entretien avec un ouvreur de portières. Oscar Wilde n'est pas un Anglais monstrueux, anormal, n'ayant point son pareil dans les Iles britanniques : c'est tout simplement un Anglais maladroit, qui s'est laissé prendre, qui s'est trahi, livré lui-même à la justice, et qui paiera pour ses congénères. Il y a encore de beaux jours et surtout de belles nuits dans la vertueuse Albion pour les aimables petits télégraphistes, et les larbins aux joues roses comme des tranches de jambon, dont les émules impunis d'Oscar Wilde font leurs délices, trouveront encore, l'émotion du procès passée, à offrir leurs infâmes services.

Ce procès et ce scandale reportent l'esprit vers cette passion abominable, que les lois anglaises punissent très sévèrement, que l'opinion chez nous châtie inexorablement, et qui nous apparaît répugnante dans son objet et dans sa manifestation honteuse, d'une honte où il y a aussi le grotesque de la posture.

Chez nous les scandales de ce genre sont rares. Je rappelais l'autre jour, à propos de souvenirs de Sainte-Pélagie, la chanson satirique sur ces militaires surpris, avenue Marbeuf, en compagnie de membres considérables du Sénat impérial, dans un rez-de-chaussée capiteusement parfumé, en déshabillé galant, avec des fleurs dans les cheveux. A des cuirassiers j'avais attribué, selon la chanson, cette aventure d'une fâcheuse galanterie. Un lecteur m'a prié de rectifier, pour l'honneur même de l'arme des cuirassiers. Les odalisques mâles de l'avenue Marboeuf étaient décuirassés : ils appartenaient à la musique des dragons de l'Impératrice. Voilà ma rectification faite. Elle prouve combien le souvenir demeure vivace de ces affaires scabreuses et exceptionnelles. Le nom de Germiny est devenu une épithète, une qualification ; comme le prénom d'Alphonse, il sert encore d'euphémisme pour désigner une catégorie d'individus aux moeurs suspectes. La persistance de cette triste notoriété prouve la rareté, en France, des actes que ces noms évoquent. L'opinion, plus sévère que les lois, a contribué à contenir cette anomalie passionnelle et à flétrir les détraqués, les névrosés, les malades qui en étaient atteints.

X

Jadis on fut plus indulgent. La poésie ne dédaigna pas de chanter les amours unisexuels, et la postérité, tout en repoussant l'objet de ce culte lyrique, n'a pu fermer l'oreille aux accents tour à tour brûlants et élégiaques d'un Anacréon célébrant son Bathylle, ou du Cygne de Mantoue abritant sous son aile éblouissante d'immortalité les charmes irrésistibles, paraît-il, de son beau domestique Alexis.

Un des plus sages et des plus fins politiques de la belle époque romaine, l'empereur Hadrien, a versé des larmes abondantes et rêvé le suicide, par désespoir amoureux, quand succomba son mignon Antinoüs, à qui il fit élever un mausolée, aux frais de ses sujets, cela va sans dire, Les Romains devaient participer à la douleur impériale et vénérer, par un témoignage collectif, la mémoire du joli camarade de lit de l'empereur. L'histoire se montra fort clémente pour cet Hadrien, qui fut un des Césars philosophes, et l'on ne chercha jamais à gazer, dans les annales, l'anecdote de ce mausolée et la nature équivoque des talents de celui en l'honneur de qui il fut élevé.

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Notre civilisation ne comporterait pas l'étalage de telles amours. Le vice anglican est à nos yeux le vice honteux par excellence et ceux qui en sont atteints, se cachent et nient.

Notre littérature, qui a beaucoup osé, n'a pas encore hasardé une oeuvre de talent reproduisant des scènes d'amour unisexuel. Le vice existe cependant et ceux qui en vivent, les professionnels de cet amour infâme, nous frôlent, sans que nous ayons souvent conscience de leur contact.

Reconnaissables, pour l'observateur, à leurs faces glabres et rasées, à leurs mains blanches, exemptes des « saints calus du travail honnête », comme disait Théophile Gautier, avec des vêtements étriqués et courts qui les serrent, découvrant leurs rotondités, moulant leurs protubérances musculaires, on les surprend sur les boulevards, dans les passages, aux Champs-Elysées aux alentours des concerts d'été, aux bals et dans les établissements lyriques, se dandinant dans un déhanchement de coureuses de trottoirs. Ils parlent avec une voix douce, affectant des poses nonchalantes et prenant des attitudes lasses. Quelques-uns se fardent et se déguisent en femmes. Pouah !

Ce vilain monde se recrute principalement dans les professions de garçons de café, cabotins, coiffeurs et parmi les ouvriers à demi artistes ou touchant au costume, à la toilette : sculpteurs sur bois, ornemanistes, éventaillistes, gantiers, tailleurs pour dames. Dans ce milieu passionnel les mêmes drames, les mêmes jalousies, les mêmes dévouements se retrouvent que dans les passions ordinaires. Parfois le dévouement va jusqu'au sacrifice. Balzac dans son Vautrin a montré un jeune Corse s'offrant à la mort pour sauver son ami.

Il y a dans ce vice, malgré les précédents historiques et littéraires, évangéliques même, — la légion thébaine,. Socrate, Virgile, Horace, l'amitié des apôtres qui n'admettaient point de femmes dans leur cénacle, et le petit saint Jean, disciple bien aimé, — quelque chose qui déconcerte, qui dégoûte, qui écœure. La philosophie et la médecine doivent cependant descendre vers ces bas-fonds. Schopenhauer, Proudhon n'ont pas dédaigné d'étudier de près ce vice auquel l'esthète Oscar Wilde aura dû sa célébrité. L'amour, comme le globe, a ses antipodes, et la science ne peut en dissimuler la trace sur la carte de l'humanité.

JEAN DE MONTMARTRE.

MEN AND THINGS
THE ANGLICAN VICE

The scandalous trial of Symbolist poet Oscar Wilde has raised apparent outrage in England. Basically, the virtuous Albion, very indulgent for this kind of debauchery that she routinely practices, is only sorry that once again her mask of false modesty and Protestant hypocrisy has been torn off. It is not unique, isolated, exceptional the case of this aesthete who, suppressing classes, leveling the social castes in the mire, abandoned himself successively to the society of complacent grooms and to the intimacy of young docile lords, passing with an egalitarian turpitude of commerce with the last of the Douglases, the son of the Marquess of Queensberry, to a familiar interview with a door-opener. Oscar Wilde is not a monstrous, abnormal Englishman, unparalleled in the British Isles: he is quite simply a clumsy Englishman, who let himself be taken in, who betrayed himself, delivered himself up to justice, and who will pay for his fellows. There are still fine days and above all fine nights in virtuous Albion for the amiable little telegraphers, and the minions with rosy cheeks like slices of ham, whose unpunished emulators of Oscar Wilde delight, will still find, the emotion of the past trial, to offer their infamous services.

This trial and this scandal bring the mind back to this abominable passion, which the English laws punish very severely, which public opinion in our country inexorably punishes, and which appears to us repugnant in its object and in its shameful manifestation, with a shame where there is also the grotesqueness of the posture.

With us scandals of this kind are rare. I recalled the other day, apropos of memories of Sainte-Pélagie, the satirical song about these soldiers surprised, avenue Marbeuf, in the company of important members of the Imperial Senate, in a heady perfumed ground floor, in gallant negligee, with flowers in her hair. To cuirassiers I had attributed, according to the song, this unfortunate gallantry adventure. A reader asked me to correct it, for the very honor of the cuirassier arm. The male odalisques of the avenue Marboeuf were unarmored: they belonged to the music of the Empress' dragoons. Here is my correction made. It proves how vivid the memory remains of these scabrous and exceptional cases. Germiny's name has become an epithet, a qualification; like Alphonse's first name, it still serves as a euphemism to designate a category of individuals with suspect morals. The persistence of this sad notoriety proves the rarity, in France, of the acts that these names evoke. Public opinion, more severe than the laws, contributed to containing this passionate anomaly and to stigmatizing the unhinged, the neurotic, the sick who were affected by it.

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In the past people were more indulgent. Poetry did not disdain to sing of unisexual loves, and posterity, while rejecting the object of this lyrical cult, could not close its ears to the alternately burning and elegiac accents of an Anacreon celebrating his Bathylle, or the Swan of Mantua sheltering under its dazzling wing of immortality the irresistible charms, it seems, of its handsome servant Alexis.

One of the wisest and finest politicians of the beautiful Roman era, the Emperor Hadrian, shed abundant tears and dreamed of suicide, out of amorous despair, when his lovely Antinous succumbed, to whom he had a mausoleum erected, at the expense of of his subjects, it goes without saying, The Romans were to share in the imperial grief and venerate, by a collective testimony, the memory of the handsome bedfellow of the emperor. History has shown itself to be very kind to this Hadrian, who was one of the philosopher Caesars, and no one ever sought to gasse, in the annals, the anecdote of this mausoleum and the equivocal nature of the talents of the one in honor from whom he was raised.

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Our civilization would not include the display of such loves. The Anglican vice is in our eyes the shameful vice par excellence and those who are affected by it hide and deny it.

Our literature, which has dared a lot, has not yet ventured a work of talent reproducing scenes of unisexual love. Vice exists, however, and those who live from it, the professionals of this infamous love, brush against us, often without our being aware of their contact.

Recognizable, for the observer, by their hairless and shaved faces, their white hands, free from the "holy calluses of honest work", as Théophile Gautier said, with skimpy and short clothes that hug them, revealing their rotundities, molding their muscular protuberances, they are surprised on the boulevards, in the passages, on the Champs-Elysées around summer concerts, at balls and in lyrical establishments, waddling in a swaying of sidewalk runners. They speak with a soft voice, affecting nonchalant poses and assuming weary attitudes. Some paint themselves and disguise themselves as women. Ugh!

This ugly world is recruited mainly in the professions of waiters, playwrights, hairdressers and among workers who are semi-artists or those touching on the costume, the toilet: wood carvers, ornamentalists, fan makers, glove makers, tailors for ladies. In this passionate environment the same dramas, the same jealousies, the same devotion are found as in ordinary passions. Sometimes devotion goes as far as sacrifice. Balzac in his Vautrin showed a young Corsican offering himself to death to save his friend.

There is in this vice, in spite of historical and literary precedents, even evangelical, — the Theban legion. Socrates, Virgil, Horace, the friendship of the apostles who did not admit women into their cenacle, and little Saint John, a beloved disciple—something disconcerting, disgusting, sickening. Philosophy and medicine must, however, descend to these lowlands. Schopenhauer and Proudhon have not disdained to closely study this vice to which the esthete Oscar Wilde owed his fame. Love, like the globe, has its antipodes, and science cannot conceal their trace on the map of humanity.

JOHN OF MONTMARTRE.

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