LA VIE DE PARIS

Hier, deux journalistes se sont rencontrés sur le terrain, et on assure que cette rencontre ne sera pas la dernière à propos de la même querelle. M. Catulle Mendès a été blessé par M. Huret. C'est la queue de l'affaire Wilde. Ce qu'il y a de piquant dans cette aventure, dont on peut parler librement puisqu'elle n'a pas eu de résultat très grave, c'est que, en réalité, les adversaires se sont battus pour rien, « comme il est dit dans Marion Delorme » : et heureusement La Caussade n'a pas tué La Tournelle. Ils se sont battus pour rien, puisque dès le premier instant le Figaro, où avait paru l'article dont s'est froissé M. Mendès, avait déclaré qu'il ne saurait être question dans cet article que des rapports passagers, accidentels et uniquement littéraires que M. Mendès pouvait avoir eu comme nombre de gens de lettres français avec leurs confrères anglais.

Pa conséquent, la lettre de M. Mendès aussi bien que la réponse de M. Huret étaient choses de luxe, manifestation de mauvaise humeur ou de malice ne reposant sur aucun fondement. Néanmoins, on a été sur le pré et, quoique en disent volontiers les gens qui n'y entendent rien et qui n'ont pas passé par là, nos confrères ont l'un et l'autre risqué leur peau. J'ai entendu beaucoup de gens les blâmer, prétendant que ces sortes de rencontres entre journalistes sont choses faites pour la galerie et manquant de sérieux. Ces sages ajoutent que le duel ne prouve jamais rien, que le dieu des combats oublie souvent de regarder du côté des champs clos et que dans l'espèce par exemple, si l'un des combattants avait été, fut-ce involontairement, provoqué, c'était M. Mendès qui néanmoins a écopé,comme on dit.

Tout ceci peut être fort exact ; depuis un siècle, il n'est pas de jour où on ne répète les arguments éloquents que J.-J. Rousseau a accumulés dans sa lettre de la Nouvelle Héloïse où est traitée la question du duel. Il est bien entendu qu'un coup d'épée donné ou reçu ne prouve rien du tout, que la mesure entre l'offense et la satisfaction qu'on en tire est presque toujours excessive ou dèrisoire et qu'il faut se contenter d'une égratignure pour une chose grave, etc., etc...

Moi-même, très opposé en général au duel, ayant souvent loué les hommes qui ont eu le vrai courage de refuser de se battre, j'ai réédité à ma façon les sages arguments du philosophe genevois. Mais cependant — mettez que je sois illogique — je suis très content lorsque des journalistes donnent à leurs écrits la sanction de leur épée et lorsqu'une polémique tournant aux insinuations malveillantes sur la vie privée de l'un de nous, ou se faisant grossières, il y est coupé court par une rencontre régulière.

A de très rares exceptions près, si ces rencontres ne donnent pas de résultats trop graves (et encore y a-t-il eu en ces derniers temps de trop cruels exemples du contraire, et des duels mortels) elles sont sérieuses et les journalistes qui se battent montrent beaucoup de courage. Mettons que ce soit là un courage de luxe, c'est un luxe qu'il me plaît fort que notre corporation possède. Il ne peut que la relever aux yeux du public. Celui-ci s'imagine quelquefois trop volontiers que nous faisons bon marché des opinions que nous exprimons et de celles qu'on peut exprimer sur nous. Il n'est pas mauvais qu'on le fasse revenir sur cette pensée malveillante.

Ceci dit, je ne puis m'empêcher de regretter que l'histoire ridicule d'un excentrique anglais et d'un érotomane imbécile ait risqué de se terminer d'une façon tragique pour des lettrés français qui n'avaient pas grand'chose à y voir. Mon ami M. Mendès me permettra de trouver qu'il pouvait prendre avec philosophie un article qui, malicieux ou inconscient, ne l'atteignait guère. Ainsi a fait M. Jean Lorrain. Et comme il faut toujours tirer une petite morale des incidents de la vie de Paris, j'en tirerai celle-ci : que nous avons vraiment une bien grande facilité à faire planer sur la vie des gens des accusations quelquefois très fâcheuses et en tout cas très agaçantes, et à faire de ces accusations tantôt l'objet de nos conversations légères, tantôt le sujet de nos écrits imprudemment agressifs. Cette facilité à croire aux cancans et même aux plus détestables sur les apparences les moins sérieuses est une très grande gêne à la vie sociale.

Déjà il était dans les mœurs parisiennes de ne pas admettre qu'un monsieur cause avec une dame ou se rencontre avec elle, fût-ce sans mystère et en un lieu public, sans en conclure à une liaison entre eux. Si cette suspiscion s'étend aux rapports que les hommes ont ensemble dans cette immense mêlée de la vie de Paris où les relations sont bien plus occasionnelles que choisies, je ne sais vraiment pas comment l'on pourra faire pour éviter les insinuations ou les calomnies.

La fréquentation de l'honorable sénateur M. Bérenger, et sa fréquentation unique ne suffirait pas pour vous mettre à l'abri, car j'ai vu qualifier dans un journal M. Bérenger d'érotomane ! A qui se fier ? Le mieux serait vraiment, si ce n'est dans les causeries qui disparaîtraient, dit-on, si des indiscrètes malices n'en faisaient le fond, du moins dans les écrits qu'on fait à tête reposée, de renoncer à dire ou à insinuer ce qui ne mérite même pas souvent d'être soupçonné. Mais de même qu'on a dit qu'il y a des gens dont l'effroyable égoïsme n'hésiterait pas à brûler une maison pour faire cuire les œufs de leur déjeuner, il y a de terribles gens d'esprit incapables d'une calomnie voulue, qui arrivent cependant à la formuler pour le plaisir de placer un mot pîquant.

Ce que je voudrais donc voir réformer dans la presse, par la seule force de la raison et des mœurs, ce n'est pas tant le duel même, qui a sa commodité et son utilité, que des habitudes d'esprit dont le duel est la conséquence. Tout ce qui est arrivé ces jours-ci n'aurait pas eu lieu si, en parlant de M. Wilde, en n'avait point, avec quelque malice peut-être, parlé de ces banales relations qui sont sans intérêt. Et encore, était-il bien nécessaire de parler autant qu'on l'a fait de cet imbécile d'Anglais.

Henry Fouquier.

LIFE IN PARIS

Yesterday, two journalists met in the field, and we assure that this meeting will not be the last about the same quarrel. Mr. Catulle Mendès was injured by Mr. Huret. This is the tail end of the Wilde affair. What is piquant in this adventure, of which one can speak freely since it did not have very serious results, is that, in reality, the adversaries fought for nothing, "as it is said in Marion Delorme”: and fortunately La Caussade did not kill La Tournelle. They fought for nothing, since from the very first moment Le Figaro, where the article which offended Mr. Mendès had appeared, had declared that there could be no question in this article of anything but passing reports, accidental and solely literary that M. Mendès could have had like many French men of letters with their English colleagues.

Consequently, M. Mendès' letter as well as M. Huret's reply were things of luxury, manifestations of bad humor or malice without any foundation. Nevertheless, we were on the meadow and, despite what people who don't understand it and who haven't been there, readily say, our colleagues have both risked their skin. I've heard a lot of people blaming them, claiming these sorts of meetings between journalists are gimmicky and lacking in seriousness. These sages add that the duel never proves anything, that the god of combat often forgets to look towards closed fields and that in this case, for example, if one of the combatants had been provoked, even involuntarily, it was Mr. Mendès who nevertheless received the bail, as they say.

All this may be very exact; For a century, not a day has gone by without repeating the eloquent arguments that J.-J. Rousseau accumulated in his letter to the Nouvelle Héloïse where the question of the duel is dealt with. It is understood that a sword thrust given or received does not prove anything at all, that the balance between the offense and the satisfaction that one draws from it is almost always excessive or derisory and that one must be satisfied with a scratch for something serious, etc., etc.

Myself, very opposed in general to the duel, having often praised the men who had the real courage to refuse to fight, I republished in my own way the wise arguments of the Genevan philosopher. But nevertheless — allow me to be illogical — I am very happy when journalists give their writings the sanction of their sword and when a polemic turns to malicious insinuations on the private life of one of us, or to being crude, he is cut short there by a regular encounter.

With very few exceptions, if these meetings do not give too serious results (and even there have recently been too cruel examples to the contrary, and deadly duels) they are serious and the journalists who fight show a lot of courage. Let's say that this is a courage of luxury, it is a luxury that I really like that our corporation possesses. He can only raise it in the public eye. The latter sometimes imagines too readily that we make little of the opinions that we express and of those that can be expressed about us. It is not bad that he is made to reconsider this malevolent thought.

That said, I cannot help regretting that the ridiculous story of an English eccentric and an imbecile erotomaniac risked ending tragically for French scholars who had little to see it. My friend M. Mendès will allow me to find that he could take philosophically an article which, malicious or unconscious, hardly touched him. So did M. Jean Lorrain. And as it is always necessary to draw a little moral from the incidents of life in Paris, I will draw this one from it: that we really have a very great facility in making sometimes very unfortunate accusations hover over people's lives and in any case very irritating, and to make these accusations sometimes the object of our light conversations, sometimes the subject of our imprudently aggressive writings. This facility to believe in gossip and even in the most detestable on the least serious appearances is a great hindrance to social life.

Already it was in Parisian manners not to allow a gentleman to chat with a lady or meet with her, even without mystery and in a public place, without concluding that there was an affair between them. If this suspicion extends to the relationships that men have together in this immense fray of Parisian life where relationships are much more casual than chosen, I really don't know how we can do to avoid insinuations or slander. .

The frequentation of the honorable senator Mr. Bérenger, and his unique frequentation would not be enough to shelter you, because I saw Mr. Bérenger described in a newspaper as an erotomaniac! Who to trust ? The best would really be, if not in the talks which would disappear, it is said, if indiscreet malice did not form the basis of them, at least in the writings which one writes with a clear head, to give up saying or insinuate what often does not even deserve to be suspected. But just as it has been said that there are people whose dreadful selfishness would not hesitate to burn down a house to cook the eggs for their breakfast, there are terrible people of spirit incapable of a deliberate slander, who nevertheless manage to formulate it for the pleasure of placing a stinging word.

What I would therefore like to see reformed in the press, by the sheer force of reason and morals, is not so much the duel itself, which has its convenience and its utility, as habits of mind of which the duel is the consequence. Everything that has happened these days would not have taken place if, speaking of Mr. Wilde, he had not spoken, with some malice perhaps, of these banal relations which are without interest. And yet, was it really necessary to talk as much as we did about this imbecile Englishman.

Henry Fouquier.

Document matches
None found