Gil Blas - Thursday, April 25, 1895

Londres, 22 avril.

Ces jours derniers, un journal de Londres a suggéré aux juges de traiter Wilde comme un aliéné. Il est réel qu'il y a eu en lui aberration génésique. De là à pouvoir le classer parmi les inconscients, il y a un pas énorme. Autant vaudrait dire que la meilleure société anglaise se compose d'un nombre incalculable de fous. L'on comprend que l'on veuille escamoter ainsi un cas embarrassant pour l'hypocrisie britannique. Mais, jusqu'à hier, Oscar Wilde passait pour un écrivain presque génial. Donc, cette excuse tardive de son inconscience fait sourire.

Sauf de quelques initiés, qui, maintenant, se défendent comme de beaux diables de toute accointance avec le malheureux, Wilde était jusqu'ici parfaitement ignoré en France. Le titre même de ses livres y était inconnu. Aussi est-ce en termes très vagues que les journalistes parisiens en ont parlè comme écrivain, se rattrapant, sans retenue, dans leurs considérations, sur l'homme. Etonnerai-je quelqu'un en avançant que Wilde est un esprit de premier ordre ? Il a du poète la sensibilité exquise, l'imagination vive et colorée, la phrase mélodique. Poèmes est un livre où ces qualités brillent. Dans le Sphinx, la hardiesse domine ; mais il y a aussi des perles de grâce et de simplicité. Salomé, que Sarah Bernhardt devait produire à la Renaissance en mai prochain, est une pièce puissante, osée, tragique. Dans ses volumes de prose, il a surtout montré du goût pour le lascif antique, en particulier dans la Peinture de Dorian Gray, qui s'intitulerait mieux l'Epuisé. Il a pourtant écrit l'Heureux Prince et autres contes, que l'on peut mettre sans craite entre les mains de tous, même des plus innocentes vierges, tant les idées en sont chastes... Et, dans sa prose, sa phrase s'extériorise en mots heureux, en sentences concises et profondes, en épigrammes incisives, en apophtegmes originaux jusqu'à l'étrange et le paradoxe.

Ces aphorismes brefs, frappants, neufs se retrouvent en abondance dans ses comédies : Un Mari idéal, l'Importance d'être serieux etc. en fourmillent, tout en se recommandant par d'autres qualités maîtresses, telles qu'une donnée amusante, une action rapide, une étude fine des caractères, un dialogue mouvementé dont les parties s'entrechoquent avec le bruit cristallin d'expressions sonores, imagées, spirituelle.

A ce sujet, j'ai entendu maintefois des Anglais, lourds d'esprit, qui pénétraient avec peine l'acuité extrême de ces assemblages extraordinaires de mots chatoyants et d'idées singulières dire que tout cela sentait l'huile. Il leur aurait suffi d'assister aux deux premières séances de ce procès désormais célèbre pour se convaincre que, sans nul effort, la bouche de Wilde déverse, à flots et dans un style quasi lapidaire, les plus abstraites maximes sur l'art, la littérature, l'esprit humain, les religions... Ainsi a-t-il écrit ses livres !

J'ai parlé plus haut de sa sensibilité exquise de poète. Hier, une jolie miss, en rougissant pudiquement d'oser encore prononcer le nom de Wide, me racontait un trait qui peint combien il est artiste sincère. En passant un jour devant une fenêtre de bourgeois, il vit une fleur qui s'étiolait, privée d'air, de soleil et d'eau. Sa tige penchait languissamment, et ses feuilles commençaient de se faner. Des larmes montèrent à ses yeux à la vue de la pauvre fleur qui se mourait. Il lui parla doucement, comme à un être misérable qui râle, et lui premit de la sauver. Il entra donc dans cette maison et acheta à prix d'or la chétive mourante, à laquelle il donna aussitôt à boire avec des paroles d'admirable suavité et qu'il garda amoureusement dans la suite.

Et quelle bonhomie simple fut la sienne, même aux jours, encore récents, où il triomphait à Haymarket. A la première d'Un Mari idéal, l'assistance, enthousiaste, l'appela, par ses applaudissements sans fin, sur la scène. Longtemps, il se fit prier. Il vint enfin avec une nonchalance de grand enfant gâté et timide. Et, après avoir salué gauchement, il balbutia : « J'ai passé une heure bien agréable ce soir ! » Cette naïveté sembla une perle de plus en cette séance inoubliable. Le lendemain, les ratés, les pygmées, les auteurs malheureux et jaloux, les journalistes à « deux pence » aboyaient après le pauvre Oscar, lui faisant un crime de s'être cyniquement vanté de son succès. Mais ils durent se taire devant le cri louangeux de l'opinion, dirigée par les gens d'esprit de Londres et unanime à affirmer que, depuis cinquante ans, l'on n'avait eu pareille œuvre théâtrale à applaudir.

Depuis un mois, les roquets se sont remis à japper, et, en essayant de démolir Wilde, ils croient se hausser dans l'appréciation de leurs contemporains. Qu'il leur soit loisible de s'attaquer à l'homme. Quant à l'écrivain, il est à l'abri de leurs morsures. Le romancier Buchanan, révolté de cette coalition misérable d'êtres sans talent et de tartufes hypocrites, a même tâché de défendre l'homme. Je ne dis pas qu'il a voulu l'innocenter. Mais dans une lettre énergique, il a crié à tous ces insulteurs : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ! » Pauvres Anglais ! Que pouvez-vous répondre à cette injonction brutale ? Ne serait-il pas mieux pour vous de boire votre honte et de vous taire ?

Le public continue à se passionner pour ce procès abject... Comme au temps fameux du Panama, qui avait inauguré à Paris une ère de terreur, il y a en ce moment à Londres, en certains milieux littéraires et politiques, un effroi qui, m'a-t-on dit, a blanchi les cheveux de plus d'un. Les agences de nouvelles annoncent presque chaque matin que des arrestations doivent encore s'opérer. On me citait hier des noms très connus. Va-t-on sévir seulement contre Wilde et Taylor ? La série des interrogatoires des témoins à charge est terminée. Viendront plus tard les plaidoiries. En attendant, on va sans doute mettre Wilde en liberté sous caution. C'est la question du jour.

JULIEN DESPRETZ.

Le Quotidien illustré - Thursday, April 25, 1895

Du Gil Blas:

Depuis un mois, les roquets se sont remis à japper, et, en essayant de démolir Wilde, ils croient se hausser dans l'appréciation de leurs contemporains. Qu'il leur soit loisible de s'attaquer à l'homme. Quant à l'écrivain, il est à l'abri de leurs morsures. Le romancier Buchanan, révolté de cette coalition misérable d'êtres sans talent et de tartufes hypocrites, a même tâché de défendre l'homme. Je ne dis pas qu'il a voulu l'innocenter. Mais dans une lettre énergique, il a crié à tous ces insulteurs: « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre! » Pauvres Anglais! Que pouvez-vous répondre à cette injonction brutale? Ne serait-il pas mieux pour vous de boire votre honte et de vous taire !

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