L’Événement - Wednesday, November 27, 1895

M. Léon Deschamps, directeur de la Plume, a pris l’initiative, en France, d’une pétition que le poète Stuart Merrill a déjà fait couvrir de signatures aux Etats-Unis, et dont le but serait de réclamer la mise en liberté immédiate d'Oscar Wilde. Cette pétition est proposée tout particulièrement aux signatures littéraires le plus en vue de France et d'Amérique et ses auteurs en espèrent heureux résultat, en raison même de l’autorité connue, de l’honorabilité certaine de ceux-là qu'ils désireraient voir solliciter en leur compagnie.

Ce pauvre diable d'Oscar Wilde est, en effet, du moins on le rapporte ainsi, dans un état lamentable. La condamnation même avait déjà provoqué en lui une contrastante dépression morale, mais voici qu’aujourd’hui les troubles physiques manifestent évidemment et terriblement de leur existence. Le malheureux se trouve dans un état de fièvre constante, qui le brûle et le tue, il ne mange plus et son état n’est pas loin, s’il demeure soumis au terrible régime où on le condamna, d’être désespéré.

Or on affirme qu'il ne saurait être mis en liberté, a défaut de l’intervention de la mort, que si sa situation du santé était toute proche de l’agonie. On lui permettrait, alors, d'aller râler ailleurs. Tel est le résumé de l'opinion des juges anglais à l'égard du triste personnage, objet aux pitiés plutôt qu'aux rigueurs, qu'ils condamnèrent si durement.

Bien qu’on ait affirmé qu'il n’était point soumis à l'obligation infernale de tourner la fameuse roue sur laquelle, aux premiers temps de son emprisonnement, le montrèrent les illustrés, il n'en demeure pas moins évident qu'il est tenu aux travaux les plus durs, travaux où sa complexions rencontre de sérieux dommages.

Veut-on attendre pour intercéder auprès des tout-puissants de la justice anglaise que le misérable monomane soit près de passer de vie à trépas ?

L’intercession, dès lors, n’aurait plus guère de raison d'être et mieux vaudrait conserver pour une cause plus active ce reliquat de pitié.

Il apparaît pourtant que ce soit ainsi qu’on entende agir, sinon en Amérique, au moins à Paris.

Et si les choses vont du train où elles se sont engagées, les protestants des Etats-Unis vont être appelés à donner un exemple de libéralisme aux larges esprits que se disent certains Français, lesquels doivent, si l'on en juge aux apparences, faire blanchir à Londres leur conscience en même temps que leur linge.

Des interviews ont été publiées au sujet de la pétition. On a demandé leur avis à M. Daudet, à M. Barrés, à M. Sardou, à M. Donnay.

M. Maurice Donnay, seul, a eu le courage de proclamer qu’il signerait si la pétition lui était présentée.

Après avoir déclaré qu'il engagerait son nom attendu qu’il tenait pour la liberté de l’individu, l’auteur de Phryné a déclaré :

« C’est le péché, au fond, qu’un veut punir. Ce serait fort bien si on pouvait nous montrer une société de mœurs absolument pures. Mais on ne nous propose guère pour modèle qu’une hypocrisie parfois répugnante. Je trouve donc qu’il est injuste de faire payer à un seul malheureux toutes les mauvaises mœurs du ce temps. »

Les mauvaises mœurs de ce temps. C'est beaucoup dire et M. Donnay serait plus près de la vérité s’il avait parlé des mauvaises mœurs anglaises et calvinistes.

Cela s’accorderait mieux, à tout le moins, avec le mot d’hypocrisie, de répugnante hypocrisie qu’il employa, puis qualifia.

Pour M. Daudet, il veut bien accorder à Oscar Wilde le bénéfice de sa pitié. Mais M. Daudet est un homme d’ordre, il ne fait pas l’aumône à l’aveuglante, il ne tire de sa poche un peu de bonté d'âme que dans le cas où les donateurs sont d'heureux a lui et de compagnie suffisante.

C’est très simplement, au reste, qu'il s’en explique, quand il dit, avec un doux cynisme :

« Avant tout, je désire savoir en quelle compagnie il me sera possible de manifester. Certes, il n’y a pas de douanes au pays des lettres, mais e’est justement pour cela qu’il est indispensable de connaître ses compagnons. »

M. Barrés, lui, ne tient pas, avant tout, à être généreux en une société de lettres digne de lui, mais il tient à savoir ce qui adviendra de son apitoiement. Aussi, comme il pense que l'intervention des littérateurs français ne servirait de rien ou à peu près, conclut-il :

« Si réellement la pétition dont on a parlé est soumise à l’approbation des hommes de lettres, je réserve mon adhésion. »

Avec M. Sardou, il ne fallait point songer à de la générosité ; s'il prend volontiers chez les autres, il ne donne jamais à personne. Aussi, avec force clichés, comme en ses œuvres, édicta-t-il :

« C'est, une boue trop immonde pour que je m’en mêle, de quelque façon que ce soit. Il vient de la pitié pour ce malheureux. Mais les vices odieux, dont nous voyons autour de nous le développement, m’indignent. Je ne veux même pas, une seconde, m’occuper de tout cela. Cela ne nous regarde pas. »

Si, au temps où sera présentée la pétition, cette moyenne de refus se maintient, il y a apparence pour que ce document ne recueille point un bien grand nombre de signatures autorisées.

Les principaux motifs de refus ont été invoqués par les trois messieurs précités et les solliciteurs rencontreront partout l’honnête indignation des Sardous, le souci de bon ton des Daudets, et la crainte d'accomplir un inutile effort, où se trouveront les Barrès.

Sans doute, ce dernier motif plus vague et moins franc que les deux autres détiendra le record parmi les refus. On en pourrait presque gager.

L’excuse est facile. « A quoi bon ? Nous ne réussirions pas. » Et à la faveur de cette défilade évite-t-on de se compromettre.

Oh ! certainement, quand M. Sardou parle de boue, bien que l’épithète soit aussi fanée que sa littérature, il n’a point tort et je ne m’offrirai point la paradoxale et médiocre fantaisie de défendre les vicieux instincts du personnage dont MM. Stuart Merrill et Léon Deschamps ont renouvelé l’actualité.

Il est seulement monstrueux que la justice du pays le plus abject et le plus bassement dissolu qui soit au monde, la justice du pays où fleurissent les petites bouquetières précocement hospitalières à toutes les caresses, la justice du pays où se développe, dans toutes les classes, la plus répugnante ivrognerie, il est monstrueux que cette justice, dès qu'un scandale éclate, fasse payer à un pauvre diable la dette contractée par toute une nation à l’égard de la morale.

Et puis, quoi ? Oscar Wilde a-t-il manqué publiquement aux règles de la pudeur? Non. Alors quel est son crime ? A-t-il abusé d’un innocent qui se défendit? Non. L’œuvre immonde s'accomplit par mutuel consentement. Où donc, logiquement, se démontre le délit ?

Et, vraiment, quand ce triste hère va mourir pour avoir trop chéri un vice, que certains de ceux qui lui refuseront dans la suite le secours de leur intervention, pratiquent peut-être, il est indigne de ne point tenter un effort pour l’arracher à cet horrible hard labour où il peine et qui le tue.

Mais, voilà, le respect humain est là, le respect humain qui est la première des vertus des disciples de Calvin.

Et c'est tristesse vraiment de rencontrer cette hypocrisie si répandue dans une nation, dont les livres de théorie religieuse témoignent du mépris où ils tiennent le respect humain, qu'ils considèrent ainsi que péché d’importance.

Henri de Weindel.

Le Matin - Sunday, November 24, 1895

On a annoncé que le directeur d'un journal littéraire, la Plume, allait prendre l'initiative d'une pétition en faveur d'Oscar Wilde, sur l'initiative d'un poète américain, M. Stuart Merrill.

Il s'agit d'obtenir la signature des hommes qui, en France et en Angleterre, se sont fait une célébrité dans la littérature de ce temps. Le journal qui, le premier, a annoncé cette nouvelle, a déclaré qu'on espérait ainsi obtenir une libération anticipée du prisonnier qui en ce moment expie cruellement dans le hart labour les extravagances de son imagination.

Nous avons pensé qu'il serait intéressant de faire à ce sujet une rapide enquête parmi les hommes de lettres français les plus illustres, dont les noms mêmes avaient été prononcés, à propos de cette pétition.

M. A. Daudet hésite.

Nous n'avons pas eu la chance de rencontrer M. Emile Zola, momentanément absent, mais voici ce que nous a déclaré M. Alphonse Daudet :

« Avant tout, je désire savoir en quelle compagnie il me sera possible de manifester. Certes, il n'y a pas de douanes au pays des lettres, mais c'est justement pour cela qu'il est indispensable de connaître ses compagnons. Je ne puis, à ce sujet, donner de suite, avec la précision que vous demandez, une opinion certaine. J'ai connu Oscar Wilde, il est venu me voir durant ses voyages en France. C'était incontestablement un homme de talent. Mais sa vie a été répugnante, elle désarme même la pitié. Néanmoins, il y a une longue distance entre le châtiment et la torture. Contre la torture, il est permis à tous de protester. Mais qui peut dire que nos protestations serviront à quelque chose ? Les Anglais n'aiment pas beaucoup qu'on se mêle de leurs affaires. Je crains bien que cette protestation des hommes de lettres français n'aille contre le but même qu'on se propose et n'aggrave au contraire la situation du prisonnier. Oscar Wilde est un malheureux détraqué. J'ai horreur de ses actes, mais à quoi bon aggraver inutilement ses souffrances ? »

M. Sardou refuse.

Nous sommes allé ensuite trouver M. Victorien Sardou.

— C'est une boue trop immonde, nous a-t-il dit, pour que je m'en mêle, de quelque façon que ce soit. Il vient de la pitié pour ce malheureux. Mais les vices odieux dont nous voyons autour de nous le développement m'indignent. Je ne veux même pas m'occuper une seconde de tout cela. Cela ne nous regarde pas.

M. Barrès se réserve.

C'est ensuite à M. Barrès que nous nous sommes adressé.

— J'ai, en effet, connu Oscar Wilde, nous dit-il. Dans un voyage à Londres, j'avais été mis en rapport avec lui par le peintre Burn Johnes et M. Harris, le directeur de la Revue du XIXe Siècle (Nine teath Centary Review). Quand Oscar Wilde vint à Paris, je le reçus avec politesse, et je l'invitai à déjeuner chez Voisin. J'avoue qu'il ne me plaisait pas. Il avait une tournure d'esprit particulière, qui d'ordinaire, chez les commis voyageurs dans la vie vulgaire, se traduit par la recherche des combles. Il avait beaucoup lu Baudelaire et Barbey d'Aurevilly. Je préfère, et de beaucoup, les esprits plus précis. Son procès a été affreux, j'en ai lu tous les détails. Devant la précision des accusations, le malheureux s'est écroulé. C'est un fou, il ne faut pas s'étonner outre mesure de la condamnation qui l'a frappé.

» Nous ne pouvons nous étonner de la condamnation qui l'a frappé. Mais, si nous admettons le châtiment, nous ne pouvons admettre la torture.

» Seulement, à quoi peut servir notre protestation ? Nous demandons déjà aux Anglais Arton et Cornélius Herz, que penseront-ils de nous si nous leur demandons encore Oscar Wilde ?

» Certes, le hart labour est une chose affreuse, mais c'est une affaire anglaise dans laquelle nous n'avons pas à nous mêler. Les Anglais, qui ne veulent pas que le travail des prisonniers fasse concurrence au travail libre, l'ont imaginé pour que les prisonniers ne restent pas inoccupés. Tous les grands écrivains anglais, Dickens notamment, ont protesté contre le hart labour. Cela n'a servi à rien. Serons-nous plus heureux ? c'est douteux. Si réellement la pétition dont on a parlé est soumise à l'approbation des hommes de lettres, je réserve mon adhésion. »

L'auteur d' « Amants » signera.

Nous avons pensé qu'il serait intéressant de clore cette enquête par l'appréciation d'un jeune écrivain. Nous sommes allé trouver celui-là même que le succès vient de consacrer, M. Maurice Donnay, l'heureux auteur d'Amants.

— Je ne sais si cette pétition servira à quelque chose, nous a-t-il dit, mais si on me la soumet, je la signerai avec joie, comme jadis j'ai signé la pétition demandant la mise en liberté de Gégout. Je trouvais tout à fait inique qu'on mît en prison les anarchistes. Oscar Wilde est un anarchiste d'un autre genre. Certes, j'ai une horreur profonde pour ce qu'a fait le poète anglais ; mais la soeiété actuelle, en Angleterre comme en France, est-elle donc assez pure pour pouvoir ainsi non seulement frapper, mais torturer celui qui s'affranchit des règles ordinaires ? J'ai une théorie qu'on trouvera peut-être singulière, mais j'estime que la liberté de chacun doit être complète quant il n'entrave pas la liberté d'autrui. La loi anglaise va plus loin que la loi française ; non seulement elle frappe l'outrage public, mais elle punit le vice. C'est le péché, au fond, qu'on veut punir. Ce serait fort bien si on pouvait nous montrer une société de mœurs absolument pures. Mais on ne nous propose guère pour modèle qu'une hypocrisie parfois répugnante. Je trouve donc qu'il est injuste de faire payer à un seul malheureux toutes les mauvaises mœurs de ce temps.

Détraqué.

Nous avons transmis fidèlement les réponses qui nous ont été faites, et elles semblent prouver que la pétition en faveur d'Oscar Wilde n'aura pas un très grand succès parmi les littérateurs français.

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