Le Gaulois - Wednesday, April 10, 1895

L'exemple de dégénérescence des facultés littéraires les plus fines et les plus pénétrantes en un ésotérisme abject, que le cas de M. Oscar Wilde vient de nous offrir, nous a donné l'idée d'interroger M. Max Nordau sur ce cas particulier. L'avis de l'auteur de Dégénérescence, le livre remarquable qui paraissait naguère dans la bibliothèque de philosophie contemporaine d'Alcan et qui eut un si vif succès, était assurément très précieux à recueillir.

— Mais, je l'avais presque prévue cette fin de M. Oscar Wilde, nous dit M. Max Nordau, en nous accueillant avec sa bonne grâce accoutumée. Et vous me voyez même fort embarrassé pour vous parler de lui, car l'ayant attaqué comme je l'ai fait quand il était triomphant, j'ai des scrupules, à revenir sur les doctrines détestables d'un homme qui a fini par en être la propre victime.

— Cependant, répliquons-nous, le fait ne change rien à la théorie. Puisque vous avez vu juste de prime-saut, dites-nous ce que vous aviez vu.

— Eh bien ! nous répond M. Max Nordau, je disais, car nous n'avons plus qu'à mettre au passé ce que je mettais alors au présent, je disais textuellement que le décadentisme n'était pas resté limité à la France et qu'il avait aussi fait école en Angleterre. L'égotisme du décadentisme, son amour de l'artificiel, son aversion contre la nature, contre toutes les formes d'activité et de mouvement, son exagération du rôle de l'art, avaient retrouvé leur représentant anglais dans les « esthètes », dont le chef était Oscar Wilde.

» Oscar Wilde avait plus agi par ses bizarreries que par ses œuvres. Il s'habillait de costumes étranges, qui rappelaient en partie les modes du moyen-âge, en partie les formes rococo. Il prétendait avoir renoncé au vêtement actuel parce que ce vêtement offensait son sens de la beauté, mais ce n'était là qu'un prétexte auquel, très probablement, il ne croyait pas lui-même. Ce qui réellement déterminait ses actes, c'était l'envie hystérique d'être remarqué, de faire parler de lui. On assure qu'il s'est promené en plein jour dans Pall Mall, la rue la plus fréquentée du West-End de Londres, en pourpoint et en culotte, avec une toque pittoresque sur la tête, et, à la main, un soleil, fleur adoptée en quelque sorte comme symbole héraldique des poètes.

» L'amour des costumes étranges est l'aberration pathologique d'un instinct de l'espèce... Quoi qu'il en soit, M. Oscar Wilde obtint, dans le monde anglo-saxon tout entier, par son déguisement de paillasse, la notoriété que ses poésies ou ses drames ne lui auraient jamais acquise. Je n'avais aucun motif pour m'occuper de ceux-ci, faibles imitations de Rossetti et de Swinburne, et d'une nullité désespérante. Ses articles, au contraire, méritaient l'attention, parce qu'ils accusaient tous les traits qui laissent reconnaître dans l'esthète le congénère du décadent.

» M. Oscar Wilde méprisait la nature, comme le font d'ailleurs les maîtres français. Voici quelques-uns de ses paradoxes. « Toutes les mauvaises poésies sortent de sentiments vrais. Etre naturel veut dire être évident, et être évident veut dire être antiartistique. Ah ! ne dites pas que vous êtes d'accord avec moi. Quand les gens sont d'accord avec moi, je sens toujours que je dois avoir tort. » Son idéal de la vie était l'inactivité : « Que l'on cherche à être quelque chose, non à faire quelque chose... Les élus sont ceux qui sont là pour ne rien faire... Le sûr moyen de ne rien savoir de la vie est de se rendre utile. » Et cœtera.

» Enfin M. Oscar Wilde aimait l'immoralité, le péché et le crime. Dans une caressante étude biographique sur l'assassin Thomas Griffith Wainewright, dessinateur, peintre et auteur, il dit : « C'était un faussaire de talent exceptionnel, et comme empoisonneur délicat et discret il n'a presque pas son pareil dans ce siècle ou dans un autre. Cet homme remarquable, si puissant par la plume, le pinceau et le poison, etc. Ses crimes semblent avoir exercé une action considérable sur son art. Ils ont donné à son style une empreinte fortement personnelle, un caractère qui manquait sûrement à ses premiers travaux. »

* * *

» Pour en revenir aux aphorismes, continue M. Max Nordau, en voici d'autres d'une originalité tout aussi caractéristique : « Il n'y a pas de péché, excepté la bêtise. Une idée qui n'est pas dangereuse ne mérite même pas d'être une idée ». M. Oscar Wilde en arrive à cultiver le mysticisme des couleurs : « L'amour du vert est chez les individus toujours un signe de disposition artistique délicate, et, chez les peuples, il indique le relâchement et même la dissolution des mœurs ». Qu'en pensez-vous ?

« Et puisque nous sommes sur le chapitre de la couleur, voici un autre enseignement de M. Oscar Wilde : « L'esthétique est supérieur au moral ; il appartient à une sphère plus intellectuelle. Percevoir la beauté d'un objet est le point le plus noble auquel nous puissions parvenir. Même le sens de la couleur est plus important dans le développement de l'individu que le sens du juste et de l'injuste. »

» Ainsi, continuais-je à dire dans mon livre, la doctrine des « esthètes » affirme, avec les parnassiens, que l'œuvre d'art est son propre but ; avec les diaboliques, qu'elle n'a pas besoin d'être morale, qu'il vaut mieux qu'elle soit immorale ; avec les décadents, qu'elle doit éviter le naturel et la vérité et leur être directement opposés, et avec toutes ces écoles égotistes de dégénérescence, que l'art occupe un rang plus haut que toute autre fonction humaine. J'ai démontré toute l'absurdité de ces thèses. »

» Et je reviens à ma conclusion que je vous répète très volontiers, puisque nous sommes venus à parler de ces choses à propos de l'arrestation de M. Oscar Wilde. Ces gens-là ne sont d'aucun profit pour la société et nuisent à l'art véritable par leurs productions, dont la quantité et l'importunité cachent à la plupart des hommes la vue des véritables oeuvres d'art de l'époque. Ce sont des débiles de volonté, impropres à une activité qui exige des efforts réguliers, uniformes, ou des victimes de la vanité qui veulent être plus célèbres qu'on ne peut le devenir comme casseur de pierres ou tailleur. Le manque de sûreté, de compréhension et de goût de la majorité et l'incompétence de la plupart des critiques permettent à ces intrus de se nicher dans les arts et de vivre là en parasites pendant toute leur vie... Ils appartiennent aux portions les plus antisociales de l'espèce. Privés de sens pour les tâches et les intérêts de celle-ci, inaptes à comprendre une idée sérieuse, une action féconde, ils rêvent seulement la satisfaction de leurs plus vils instincts, et nuisent autant par l'exemple de leur existence de parasites que par la confusion que jette dans les esprits insuffisamment avertis leur abus du mot « art » envisagé comme synonyme de démoralisation et d'enfantillage. Les dégénérés égoïstes, les décadents et les esthètes ont rassemblé au grand complet sous leur bannière ce rebut des peuples civilisés, et marchent à sa tête.

» Voilà ce que j'ai dit quand M. Oscar Wilde était triomphant. Aujourd'hui qu'il est, comme je viens de vous le dire, victime de ses propres doctrines, je forme le vœu que son aventure serve d'exemple à d'autres. Mais je crains fort que nous ne soyons qu'au commencement!... »

PAUL ROCHE

Le Soir - Friday, April 12, 1895

Le Gaulois a publié une interview du docteur Max Nordau sur le cas de M. Oscar Wilde. Voici la conclusion de l’auteur de Dégénérescence :

Ces gens-là ne sont d’aucun profit pour la société et nuisent à l’art véritable par leurs productions, dont la quantité et l’importunité cachent à la plupart des hommes la vue des véritables œuvres d’art de l’époque.

Ce sont des débiles de volonté, impropres à une activité qui exige des efforts réguliers, uniformes, ou des victimes de la vanité qui veulent être plus célèbres qu’on ne peut le devenir comme casseur de pierres ou tailleur. Le manque de sûreté, de compréhension et de goût de la majorité et l’incompétence de la plupart des critiques permettent à ces intrus de se nicher dans les arts et de vivre là en parasites pendant toute leur vie.

Ils appartiennent aux portions les plus antisociales de l’espèce. Privés de sens pour les tâches et les intérêts de celles-ci, inaptes à comprendre une idée sérieuse, une action féconde, ils rêvent seulement la satisfaction de leurs plus vils instincts, et nuisent autant par l’exemple de leur existence de parasites que par la confusion que jette dans les esprits insuffisamment avertis leur abus du mot « art » envisagé comme synonime de démoralisation et d’enfantillage. Les dégénérés égoïstes, les décadents et les esthètes ont rassemblé au grand complet sous leur bannière ce rebut des peuples civilisés, et marchent à sa tête.

Voilà en que j’ai dit quand M. Oscar Wilde était triomphant. Aujourd’hui qu’il est, comme je viens de vous le dire, victime de ses propres doctrines, je forme le vœu que son aventure serve d’exemple à d’autres. Mais je crains fort que nous ne soyons qu'au commencement !...

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