OSCAR WILDE
JUGÉ PAR LE
DOCTEUR MAX NORDAU

L'exemple de dégénérescence des facultés littéraires les plus fines et les plus pénétrantes en un ésotérisme abject, que le cas de M. Oscar Wilde vient de nous offrir, nous a donné l'idée d'interroger M. Max Nordau sur ce cas particulier. L'avis de l'auteur de Dégénérescence, le livre remarquable qui paraissait naguère dans la bibliothèque de philosophie contemporaine d'Alcan et qui eut un si vif succès, était assurément très précieux à recueillir.

— Mais, je l'avais presque prévue cette fin de M. Oscar Wilde, nous dit M. Max Nordau, en nous accueillant avec sa bonne grâce accoutumée. Et vous me voyez même fort embarrassé pour vous parler de lui, car l'ayant attaqué comme je l'ai fait quand il était triomphant, j'ai des scrupules, à revenir sur les doctrines détestables d'un homme qui a fini par en être la propre victime.

— Cependant, répliquons-nous, le fait ne change rien à la théorie. Puisque vous avez vu juste de prime-saut, dites-nous ce que vous aviez vu.

— Eh bien ! nous répond M. Max Nordau, je disais, car nous n'avons plus qu'à mettre au passé ce que je mettais alors au présent, je disais textuellement que le décadentisme n'était pas resté limité à la France et qu'il avait aussi fait école en Angleterre. L'égotisme du décadentisme, son amour de l'artificiel, son aversion contre la nature, contre toutes les formes d'activité et de mouvement, son exagération du rôle de l'art, avaient retrouvé leur représentant anglais dans les « esthètes », dont le chef était Oscar Wilde.

» Oscar Wilde avait plus agi par ses bizarreries que par ses œuvres. Il s'habillait de costumes étranges, qui rappelaient en partie les modes du moyen-âge, en partie les formes rococo. Il prétendait avoir renoncé au vêtement actuel parce que ce vêtement offensait son sens de la beauté, mais ce n'était là qu'un prétexte auquel, très probablement, il ne croyait pas lui-même. Ce qui réellement déterminait ses actes, c'était l'envie hystérique d'être remarqué, de faire parler de lui. On assure qu'il s'est promené en plein jour dans Pall Mall, la rue la plus fréquentée du West-End de Londres, en pourpoint et en culotte, avec une toque pittoresque sur la tête, et, à la main, un soleil, fleur adoptée en quelque sorte comme symbole héraldique des poètes.

» L'amour des costumes étranges est l'aberration pathologique d'un instinct de l'espèce... Quoi qu'il en soit, M. Oscar Wilde obtint, dans le monde anglo-saxon tout entier, par son déguisement de paillasse, la notoriété que ses poésies ou ses drames ne lui auraient jamais acquise. Je n'avais aucun motif pour m'occuper de ceux-ci, faibles imitations de Rossetti et de Swinburne, et d'une nullité désespérante. Ses articles, au contraire, méritaient l'attention, parce qu'ils accusaient tous les traits qui laissent reconnaître dans l'esthète le congénère du décadent.

» M. Oscar Wilde méprisait la nature, comme le font d'ailleurs les maîtres français. Voici quelques-uns de ses paradoxes. « Toutes les mauvaises poésies sortent de sentiments vrais. Etre naturel veut dire être évident, et être évident veut dire être antiartistique. Ah ! ne dites pas que vous êtes d'accord avec moi. Quand les gens sont d'accord avec moi, je sens toujours que je dois avoir tort. » Son idéal de la vie était l'inactivité : « Que l'on cherche à être quelque chose, non à faire quelque chose... Les élus sont ceux qui sont là pour ne rien faire... Le sûr moyen de ne rien savoir de la vie est de se rendre utile. » Et cœtera.

» Enfin M. Oscar Wilde aimait l'immoralité, le péché et le crime. Dans une caressante étude biographique sur l'assassin Thomas Griffith Wainewright, dessinateur, peintre et auteur, il dit : « C'était un faussaire de talent exceptionnel, et comme empoisonneur délicat et discret il n'a presque pas son pareil dans ce siècle ou dans un autre. Cet homme remarquable, si puissant par la plume, le pinceau et le poison, etc. Ses crimes semblent avoir exercé une action considérable sur son art. Ils ont donné à son style une empreinte fortement personnelle, un caractère qui manquait sûrement à ses premiers travaux. »

* * *

» Pour en revenir aux aphorismes, continue M. Max Nordau, en voici d'autres d'une originalité tout aussi caractéristique : « Il n'y a pas de péché, excepté la bêtise. Une idée qui n'est pas dangereuse ne mérite même pas d'être une idée ». M. Oscar Wilde en arrive à cultiver le mysticisme des couleurs : « L'amour du vert est chez les individus toujours un signe de disposition artistique délicate, et, chez les peuples, il indique le relâchement et même la dissolution des mœurs ». Qu'en pensez-vous ?

« Et puisque nous sommes sur le chapitre de la couleur, voici un autre enseignement de M. Oscar Wilde : « L'esthétique est supérieur au moral ; il appartient à une sphère plus intellectuelle. Percevoir la beauté d'un objet est le point le plus noble auquel nous puissions parvenir. Même le sens de la couleur est plus important dans le développement de l'individu que le sens du juste et de l'injuste. »

» Ainsi, continuais-je à dire dans mon livre, la doctrine des « esthètes » affirme, avec les parnassiens, que l'œuvre d'art est son propre but ; avec les diaboliques, qu'elle n'a pas besoin d'être morale, qu'il vaut mieux qu'elle soit immorale ; avec les décadents, qu'elle doit éviter le naturel et la vérité et leur être directement opposés, et avec toutes ces écoles égotistes de dégénérescence, que l'art occupe un rang plus haut que toute autre fonction humaine. J'ai démontré toute l'absurdité de ces thèses. »

» Et je reviens à ma conclusion que je vous répète très volontiers, puisque nous sommes venus à parler de ces choses à propos de l'arrestation de M. Oscar Wilde. Ces gens-là ne sont d'aucun profit pour la société et nuisent à l'art véritable par leurs productions, dont la quantité et l'importunité cachent à la plupart des hommes la vue des véritables oeuvres d'art de l'époque. Ce sont des débiles de volonté, impropres à une activité qui exige des efforts réguliers, uniformes, ou des victimes de la vanité qui veulent être plus célèbres qu'on ne peut le devenir comme casseur de pierres ou tailleur. Le manque de sûreté, de compréhension et de goût de la majorité et l'incompétence de la plupart des critiques permettent à ces intrus de se nicher dans les arts et de vivre là en parasites pendant toute leur vie... Ils appartiennent aux portions les plus antisociales de l'espèce. Privés de sens pour les tâches et les intérêts de celle-ci, inaptes à comprendre une idée sérieuse, une action féconde, ils rêvent seulement la satisfaction de leurs plus vils instincts, et nuisent autant par l'exemple de leur existence de parasites que par la confusion que jette dans les esprits insuffisamment avertis leur abus du mot « art » envisagé comme synonyme de démoralisation et d'enfantillage. Les dégénérés égoïstes, les décadents et les esthètes ont rassemblé au grand complet sous leur bannière ce rebut des peuples civilisés, et marchent à sa tête.

» Voilà ce que j'ai dit quand M. Oscar Wilde était triomphant. Aujourd'hui qu'il est, comme je viens de vous le dire, victime de ses propres doctrines, je forme le vœu que son aventure serve d'exemple à d'autres. Mais je crains fort que nous ne soyons qu'au commencement!... »

Voilà en que j’ai dit quand M. Oscar Wilde était triomphant. Aujourd’hui qu’il est, comme je viens de vous le dire, victime de ses propres doctrines, je forme le vœu que son aventure serve d’exemple à d’autres. Mais je crains fort que nous ne soyons qu'au commencement !...

PAUL ROCHE

OSCAR WILDE
JUDGED BY THE
DOCTOR MAX NORDAU

The example of the degeneration of the finest and most penetrating literary faculties into an abject esotericism, which the case of M. Oscar Wilde has just offered us, gave us the idea of questioning M. Max Nordau on this particular case. . The opinion of the author of Degeneration, the remarkable book which had recently appeared in the library of contemporary philosophy of Alcan and which had such a great success, was certainly very valuable to collect.

"But I had almost foreseen this end of M. Oscar Wilde," said M. Max Nordau, welcoming us with his accustomed good grace. And you even see me very embarrassed to talk to you about him, because having attacked him as I did when he was triumphant, I have scruples about coming back to the detestable doctrines of a man who ended up to be the own victim.

— However, we reply, the fact does not change the theory. Since you just saw prime-jump, tell us what you saw.

- Well ! replies M. Max Nordau, I said, because we only have to put in the past what I then put in the present, I said verbatim that decadentism had not remained limited to France and that it had also studied in England. The egotism of decadentism, its love of the artificial, its aversion to nature, to all forms of activity and movement, its exaggeration of the role of art, had found their English representative in the "aesthetes", whose leader was Oscar Wilde.

Oscar Wilde had acted more by his oddities than by his works. He dressed in strange costumes, partly reminiscent of medieval fashions, partly of rococo forms. He claimed to have given up on the current garment because it offended his sense of beauty, but this was only a pretense which, most likely, he himself did not believe. What really determined his actions was the hysterical desire to be noticed, to be talked about. It is said that he walked in broad daylight in Pall Mall, the busiest street in the West End of London, in doublet and breeches, with a picturesque hat on his head, and, in his hand, a sun. , flower adopted in some way as a heraldic symbol of the poets.

The love of strange costumes is the pathological aberration of an instinct of the species... Be that as it may, Mr. Oscar Wilde obtained, in the entire Anglo-Saxon world, by his straw mattress disguise , the notoriety that his poems or his dramas would never have acquired for him. I had no reason to concern myself with these, feeble imitations of Rossetti and Swinburne, and hopelessly worthless. His articles, on the contrary, deserved attention, because they showed all the traits which allow one to recognize in the esthete the congener of the decadent.

Mr. Oscar Wilde despised nature, as the French masters do. Here are some of its paradoxes. “All bad poetry springs from true feelings. To be natural means to be obvious, and to be obvious means to be anti-artistic. Ah! don't say you agree with me. When people agree with me, I always feel like I must be wrong. His ideal of life was inactivity: "Let one seek to be something, not to do something... The elect are those who are there to do nothing... The sure way to do nothing to know of life is to make oneself useful. And so on.

Finally, Mr. Oscar Wilde loved immorality, sin and crime. In a caressing biographical study of the assassin Thomas Griffith Wainewright, draftsman, painter and author, he says: "He was a forger of exceptional talent, and as a delicate and discreet poisoner he has almost no equal in this century or In another. This remarkable man, so powerful with pen, brush and poison, etc. His crimes seem to have exerted a considerable influence on his art. They gave his style a strongly personal imprint, a character that was surely lacking in his early work. »

* * *

To come back to the aphorisms, continues M. Max Nordau, here are others of an equally characteristic originality: “There is no sin, except stupidity. An idea that isn't dangerous doesn't even deserve to be an idea. Mr. Oscar Wilde comes to cultivate the mysticism of colors: "The love of green is in individuals always a sign of delicate artistic disposition, and, among peoples, it indicates the relaxation and even the dissolution of morals". What do you think ?

“And since we are on the chapter of color, here is another lesson from Mr. Oscar Wilde: “Aesthetics is superior to morale; he belongs to a more intellectual sphere. To perceive the beauty of an object is the noblest point we can achieve. Even the sense of color is more important in the development of the individual than the sense of right and wrong. »

Thus, I continued to say in my book, the doctrine of the "aesthetes" affirms, with the Parnassians, that the work of art is its own goal; with the diabolical, that it does not need to be moral, that it is better that it be immoral; with the decadents, that it must avoid the natural and the truth and be directly opposed to them; and with all those egotistical schools of degeneracy, that art ranks higher than any other human function. I have demonstrated all the absurdity of these theses. »

And I return to my conclusion which I repeat to you very willingly, since we have come to speak of these things in connection with the arrest of Mr. Oscar Wilde. These people are of no benefit to society and harm true art by their productions, the quantity and importunity of which hide from most men the sight of the true works of art of the time. They are weak-willed, unsuited to an activity which requires regular, uniform effort, or victims of vanity who want to be more famous than one can become as a stone-breaker or a tailor. The lack of safety, understanding and taste of the majority and the incompetence of most critics allow these intruders to nestle in the arts and live there as parasites all their lives... They belong to the lowest portions. most antisocial of the species. Deprived of sense for the tasks and interests of the latter, incapable of understanding a serious idea, a fruitful action, they dream only of the satisfaction of their basest instincts, and harm as much by the example of their existence as parasites as by the confusion thrown up in insufficiently informed minds by their misuse of the word "art" considered as a synonym of demoralization and childishness. The selfish degenerates, the decadents and the aesthetes have gathered together under their banner this scum of civilized peoples, and march at its head.

That's what I said when Mr. Oscar Wilde was triumphant. Today that he is, as I have just told you, a victim of his own doctrines, I hope that his adventure will serve as an example to others. But I'm afraid we're only at the beginning!..."

PAUL ROCK

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