Le Journal - Friday, April 5, 1895

Londres, 4 avril.

Le procès en diffamation intenté par M. Oscar Wilde au marquis de Queensberry est venu hier devant la Central Criminal Court d'Old Bailey, présidée par le juge Henri Collin, ayant pour assesseurs les shériffs de la Cité.

Le marquis de Queensberry, assis au banc des accusés, avait pour défenseur M. Carson, membre du Parlement, tandis que sir Edward Clarke, également député, occupait pour M. Oscar Wilde.

Serment prêté par les douze jurés, l'avocat du demandeur a sommairement exposé les faits de l'accusation. Les voici, pour mémoire, car nos lecteurs les connaissent déjà:

Le 18 février dernier, M. Oscar Wilde trouvait à son club une carte du marquis de Queensberry sur laquelle celui-ci avait écrit des mots injurieux, l'accusant d'avoir -- ou de poser pour avoir -- des mœurs inavouables. Le marquis prétend, on le sait, arracher son fils cadet, le jeune lord Alfred Douglas, à l'amitié de l'écrivain.

De là, plainte de M. Oscar Wilde, arrestation du marquis, autorisation de poursuivre devant la cour d'assises et procès.

Conformément à la loi anglaise, ce sont les avocats des parties qui interrogent les témoins. Inutile d'ajouter que sir Edward Clarke a fait beau jeu à son client.

M. Oscar Wilde déclare qu'il est marié depuis 1884, qu'il a deux fils et qu'il est un auteur «célèbre». Lord Aldred Douglas est son intime et le marquis de Queensberry a déjeuné avec les deux amis au café Royal. En 1893, M. Oscar Wilde apprend que des bruits injurieux sont répandus contre lui. Dans un vieux vêtement à lui donné par lord Alfred Douglas, un nommé Wood prétend avoir trouvé quatre lettres importantes signées de M. Oscar Wilde. Il en vend trois 500 fr. à leur auteur qui refuse de payer 1,500 francs la quatrième lettre, la plus importante de toutes, et qui était tombée entre les mains d'un nommé Allen.

Voici la traduction de cette lettre:

« Mon cher garçon (les mots anglais my own insistent sur l'idée de possession, en français on aurait sans doute employé le tutoiemment), votre sonnet est ravissant, et il est merveilleux que vos lèvres rouges, semblables à des feuilles de roses, soient aussi bien faites pour la musique du chant que pour la folie du baiser. Votre âme vogue entre la passion et la poésie. Je suis sûr qu'Hyacinthe, si follement aimé d'Apollon, n'était autre que vous dans l'antiquité grecque. Pourquoi êtes-vous seul à Londres et quand allez-vous à Salisbury? Allez-y et rafraichissez vos mains dans la grise pénombre des choses gothiques et venez ici dès que vous voudrez. C'est un endroit délicieux. Il n'y manque que vous. Mais allez d'abord à Salisbury. Toujours avec un amour impérissable: Votre Oscar. »

En février dernier, lorsqu'on donna à Saint-Saens la pièce de M. Oscar Wilde: l'Importance d'être sérieux, il fit refuser l'entrée du théâtre au marquis de Queensberry, qui, disait-on, préparait un esclandre et se disposait à jeter sur la scène des bouquets de légumes.

Peu après, M. Oscar Wilde recevait au club la carte incriminée.

Jusqu'ici, tout avait bien marché pour M. Oscar Wilde. Mais lorsque M. Carson, avocat du marquis de Queensberry, a commencé son interrogatoire, les choses ont changé de face.

M. Carson, en effet, examine un livre de M. Oscar Wilde, le Portrait de Dorian Grey, où il est question d'un homme qui «adore avec folie avec extravagance, absurdement» un jeune homme d'une beauté merveilleuse.

-- Avez-vous jamais adoré de la sorte? demande l'accusateur. -- Je n'ai jamais adoré que moi-même, riposte le témoin.

Mais M. Carson serre de près l'accusateur devenu accusé, et, les assaisonnant de détails d'une netteté toute physiologique, lui pose les questions suivantes :

« Comment M. Oscar Wilde explique-t-il son amitié si intime avec Wood, qui n'est qu'un maître chanteur? Pourquoi l'appeler par son prénom, lui donner de l'argent, dîner avec lui en cabinet particulier, s'il est vrai qu'il n'a pas eu avec ce jeune homme de dix-huit ans, d'une situation sociale si inférieure à la sienne, des relations compromettantes? »

« Comment expliquer encore l'amitié du témoin pour un jeune employé de librairie nommé Shelley, qu'il emmène aussi dîner, auquel il donne de l'argent, plus de 300 francs? Pour Alfonso Conwel, un jeune vagabond, qu'il habille des pieds à la tête pour l'amener à Brighton ou ils passent une nuit ensemble? »

M. Oscar Wilde, à ces questions, se contente d'opposer des dénégations, et la suite des débats est renvoyée à ce matin.

Au début de l'audience d'aujourd'hui, M. Carson a continué l'interrogatoire de M. Oscar Wilde.

Est-il besoin d'ajouter que cet interrogatoire a porté sur des matières extrêmement scabreuses?

M. Oscar Wilde a dû répondre à une foule de questions délicates sur ses relations avec un certain nombre de jeunes gens, âgés de vingt ans environ, auxquels il offrait, en cabinet particulier, des soupers qui se terminaient généralement par le don symbolique d'un porte-cigarette en argent. M. Oscar Wilde reconnaît le fait, mais ajoute qu'il aime la société des jeunes gens et déteste celle des vieillards. Il n'y a là, ajoute-t-il, rien de répréhensible.

Tout à coup, M. Carson, pour bien démontrer la conviction de son client, lit une lettre du marquis de Queensberry à son beau-père. On y remarque cette phrase:

« Oscar Wilde a montré qu'il était un lâche et le dernier de ces misérables du type de lord Rosebery. »

Inutile d'ajouter que cette mise en cause du premier ministre provoque une profonde émotion, qu'accroît encore la lecture d'une seconde lettre ou le nom de lord Rosebery est également prononcé dans des conditions analogues.

Le conseil du marquis de Queensberry a commencé ensuite la défense de son client, qui sera continuée demain.

Le Temps - Friday, April 5, 1895

Londres, 3 avril.

Je sors de l' « Old Bailey », où se tiennent les assises de la « Central criminal court » et où commençait aujourd'hui, à dix heures et demie du matin, le procès que M. Oscar Wilde, l'auteur bien connu, a intenté au marquis de Queensberry pour diffamation.

On s'écrasait dans la petite salle nue et insignifiante. Les sheriffs de la Cité sont là siégeant avec le juge, M. Henri Collins, en robe rouge. Tous les notables des corporations sont là aux places qui leur sont réservées (l'Old Bailey dépend de la Cité). Puis quantité d'avocats aux perruques blanches, en robe noire, des journalistes,des curieux privilégiés. Dans la tribune publique, on étouffe littéralement.

A dix heures trente, le marquis prend place au banc des accusés. Il semble jeune encore avec ses cheveux et ses favoris noirs, mais d'un noir qui trahit l'artifice, figure anguleuse, étrange, mais non dénuée de noblesse. Sous son pardessus bleu, on aperçoit une chemise de chasse bleue avec une cravate de même couleur. Ses avocats, dont le principal est M. Carson, membre du Parlement, sont au premier rang à côté de ceux de M. Oscar Wilde, qui a confié la cause à sir Edward Clarke. Coïncidence curieuse ces deux sommités du barreau anglais ont été collègues tous deux dans le dernier ministère conservateur et le seront encore très vraisemblablement dans le prochain.

Dès que les douze membres du jury ont prêté serment, sir Ed. Clarke se lève et fait l'exposé de la cause.

Les lecteurs du Temps se la rappellent sans doute. Le 28 février dernier M. Oscar Wilde trouvait à son club une carte du marquis de Queensberry sur laquelle le noble lord avait écrit des mots injurieux, l'accusant d'avoir -- ou de poser pour avoir -- des mœurs inavouables. Le marquis prétend, on le sait, arracher son fils cadet, le jeune lord Alfred Douglas, à l'amitié de l'écrivain.

De là plainte de M. Oscar Wilde, arrestation du marquis, autorisation de poursuivre devant la cour d'assises et procès. Les détails nous seront donnés par les interrogatoires et les contre-interrogatoires.

Je rappelle ici que, selon la loi anglaise, les témoins sont successivement interrogés par les avocats des deux parties et non par le juge qui peut seulement poser des questions supplémentaires. Quant à l'accusé, il n'est astreint à aucun interrogatoire.

M. Oscar Wilde est le premier témoin. Il se présente et prête serment. Son maintien est étudié. Il s'appuie avec grâce sur la barre en jouant avec ses gants, incline de droite à gauche sa grosse tête aux longs cheveux soigneusement ondulés qui encadrent une figure complètement rasée de frais. Le mot de « pose » écrit sur la carte du marquis s'applique on ne peut mieux à toute son attitude et ses réponses ne le démentent pas. Nous avons eu une amusante série de paradoxes, de brèves maximes lancées avec ostentation pour l'étonnement sinon toujours pour l'admiration du public.

C'est sir Edward Clarke, son avocat, qui l'interroge en premier, fort habilement, lui ménageant le beau rôle. Nous apprenons que M. Oscar Wilde est marié depuis 1884, qu'il a deux fils et qu'il est un auteur célèbre. Lord Alfred Douglas est depuis longtemps son ami intime et le marquis lui-même en 1892 a déjeuné avec les deux amis au café Royal.

C'est en 1893 que M. Oscar Wilde apprend que des bruits injurieux sont répandus contre lui et voici comment: Un nommé Wood prétendit avoir trouvé dans la poche d'un vieux vêtement à lui donné par lord Alfred Douglas quatre lettres écrites par M. Oscar Wilde. Wood les offrit a M. Oscar Wilde et celui-ci lui donna environ 500 francs pour lui permettre de réaliser son désir d'aller chercher fortune à New-York.

Mais trois lettres seulement avaient été rendues. La seule importante était aux mains d'un nommé Allen qui essaya de faire chanter M. Oscar Wilde. « On m'en offre 1,500 francs », dit-il. « Eh bien, vendez-là, répondit l'écrivain, on ne m'a jamais payé aussi cher un morceau de prose si court. »

Voici la traduction de cette lettre adressée au fils cadet du marquis de Queensberry:

« Mon cher garçon (les mots anglais my own insistent sur l'idée de possession), votre sonnet est ravissant, et il est merveilleux que vos lèvres rouges,semblables à des feuilles de roses, soient aussi bien faites pour la musique du chant que pour la folie du baiser. Votre âme vogue entre la passion et la poésie. Je suis sûr qu'Hyacinthe, si follement aimé d'Apollon, n'était autre que vous dans l'antiquité grecque. Pourquoi êtes-vous seul à Londres et quand allez-vous à Salisbury? Allez-y et rafraîchissez vos mains dans la grise pénombre des choses gothiques et venez ici dès que vous voudrez. C'est un endroit délicieux. Il n'y manque que vous. Mais allez d'abord à Salisbury. Toujours avec un amour impérissable: Votre Oscar. »

Si la lettre avait été écrite en français, il y aurait sans doute: tu, et non: vous.

M. Oscar Wilde nous a répété aujourd'hui à plusieurs reprises que cette lettre était un superbe morceau de prose, un vrai sonnet. D'ailleurs, elle a été plus tard traduite sous la forme d'un sonnet en français.

M. Oscar Wilde refusa de rien payer pour ravoir l'original de cette lettre. Il remit seulement 10 shillings à Allen et la lettre lui fut, peu après, bénévolement rapportée par un autre personnage nommé Clyburn, auquel il donna aussi 10 shillings. Et comme la lettre était en assez triste état: « C'est très mal, s'écria l'auteur, de prendre si peu de soin d'un manuscrit original de moi. »

Lorsqu'en février dernier le théâtre Saint-James donna la pièce d'Oscar Wilde intitulée l'Importance d'être sérieux, on sut que le marquis se proposait de faire un esclandre. Il se présenta, en effet, au théâtre le soir de la première, armé d'un « bouquet de légumes », mais on lui refusa l'entrée de la salle.

C'est peu après qu'il remit la carte incriminée à l'Albermarle club.

Mais l'événement saillant de la journée d'aujourd'hui a été le contre-interrogatoire de M. Oscar Wilde par M. Carson, l'avocat de la partie adverse. Rarement duel plus serré, plus mouvementé, plus brillant par moments, s'est livré entre deux hommes. L'accusateur est brusquement passé accusé, un accusé que le défenseur frappait de ses questions acérées, véhémentes,troublantes. Je ne puis suivre l'interrogatoire pas à pas, malgré l'intérêt palpitant qu'il n'a cessé d'avoir; mais je tiens à rapporter quelques-unes des attaques et quelques-unes des ripostes.

M. Oscar Wilde a envoyé, il y a quelque temps, une série de maximes à l'usage de la jeunesse à une revue appelée le Caméléon, à laquelle lord Alfred Douglas collaborait. Or, dans le même numéro de la revue, a paru un article intitulé le Prêtre et l'Acolyte et parlant de mœurs honteuses. « Cet article est-il immoral? demande M. Carson. -- Il est pire, il est mal écrit. » répond M. Wilde, qui expose alors une théorie singulièrement appauvrie et superficielle de « l'art pour l'art » où défilent toutes nos vieilles connaissances esthétiques, depuis la souveraineté sans appel de « l'écriture », jusqu'à « la culture du moi ».

-- Je ne crois pas, conclut M. Wilde, qu'un homme puisse avoir sur un autre aucune influence morale à plus forte raison un livre ne saurait-il pervertir un lecteur. -- Cet article traite-t-il vraiment de moeurs honteuses? demande M. Carson. -- Seulement au dire des brutes, répond le témoin.

Puis l'avocat s'attaque à un livre de M. O. Wilde intitulé le Portrait de Dorian Grey. Il y est question d'un homme qui « adore avec folie, avec extravagance, absurdement », un jeune homme merveilleusement beau.

-- Avez-vous jamais adoré de la sorte? demande l'accusateur. -- Je n'ai jamais adoré que moi-même, riposte le témoin.

Puis comme M. Carson lit une autre lettre de l'écrivain à son ami, aussi extraordinaire que celle citée plus haut:

-- Tout ce que j'écris est extraordinaire répond emphatiquement M. Wilde.

L'éminent avocat précise ensuite ses accusations. Il a préparé son terrain admirablement. Il a amené son adversaire à des déclarations, à des jugements, à des aveux, allai-je écrire, qui l'exposent presque désarmé d'avance au faisceau d'imputations terribles, d'apparences accusatrices qu'il va diriger contre lui.

Comment M. Oscar Wilde explique-t-il son amitié si intime avec ce Wood qui n'est qu'un maître chanteur? Pourquoi l'appeler par son prénom, lui donner de l'argent; dîner avec lui en cabinet particulier, s'il est vrai qu'il n'a pas eu avec ce jeune homme de dix-huit ans, d'une situation sociale si inférieure à la sienne, des relations compromettantes?

Comment expliquer encore l'amitié du témoin pour un jeune employé de librairie nommé Shelley, qu'il emmène aussi dîner, auquel il donne de l'argent, plus de 300 francs? Pour Alfonso Conwell, un jeune vagabond, qu'il habille des pieds à la tête. pour l'amener à Brighton où ils passent une nuit ensemble?

Je ne reproduis naturellement pas ici les questions dans leur précision d'une brutalité parfois révoltante.

M. Oscar Wilde répond par des dénégations que tout le monde souhaite justifiées et justifiables.

A quatre heure et demie le contre-interrogatoire n'est pas encore terminé et la suite des débats est remise à demain.

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