Le Petit Parisien - Thursday, May 30, 1895

Les philosophes, les poètes et le progrès des mœurs publiques ont eu raison en France des rigueurs extravagantes du régime pénitentiaire de l'ancien temps.

La condamnation d'un Anglais de marque, Oscar Wilde, à la peine du « dur travail » justifie une excursion dans les prisons de nos voisins. Il ne faut pas manquer cette occasion d'examiner comment ces grands maîtres de la civilisation moderne, titre qu'on ne peut pas leur disputer sans les offenser, se sont débarrassés des barbares chinoiseries de leur moyen-âge.

Les Anglais ont, comme nous, les travaux forcés, qu'ils appellent servitude pénale. Il n'y a pas de différence sensible entre leurs bagnes et les nôtres, et nos forçats n'ont rien à envier à leurs forçats.

Autre chose est la peine du « dur travail » que subit dès ce moment et pour de longs mois le dramaturge mondain si inopinément retranché de la haute société anglaise. Si quelque chose de pareil existait en France, l'opinion publique révoltée obligerait les Chambres à suspendre leur ordre du jour pour rayer dans les vingt-quatre heures des supplices aussi atroces du Code pénal.

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Le « dur travail » comporte l'emploi de divers moyens de torture. D'abord le moulin de discipline.

Il y avait autrefois dans les grandes auberges un tambour tourne-broche où l'on introduisait un pauvre diable de chien qui, par son poids et en marchant à une allure régulière, entretenait le mouvement de rotation du tambour.

Ce même principe était appliqué dans les campagnes pour mouvoir les batteuses. On faisait marcher un mulet sur les marches d'un plan incliné sans fin faisant tourner l'axe du cylindre batteur.

Ni le chien du tourne-broche ni le mulet des batteuses ne duraient longtemps à cet exercice épuisant.

Le moulin de discipline des prisons anglaises participe ingénieusement de ces deux angins de torture.

Une roue énorme, de huit mètres de diamètre, dont la circonférence est garnie d'étroites palettes, affleure au bas d'une cabine qui n'a d'autre plancher que les palettes de cette roue. Le prisonnier introduit dans la cabine, la roue tournant, est obligé de suivre le mouvement et de marcher à petits pas rapides d'une palette à l'autre, sous peine d'avoir les jambes broyées entre les palettes qui fuient sous les lourdes pièces de l'échafaudage. Il s'appuie des mains à deux anneaux qui pendent au-dessus de sa tète et, dans cette position, il pèse de son poids sur les marches de cet étrange escalier tournant.

Cette roue sert de moteur principal pour les divers ateliers de la prison. Elle tourne sous une douzaine de cabines où l'on enferme autant de condamnés qui en actionnent le mouvement de rotation. C'est une économie de charbon.

Après deux heures et demie de cette gymnastique, durée ordinaire de cette terrible corvée quotidienne, l'homme est dans un état de délabrement physique et moral qui l'empêche d'agir et de penser. Du reste la loi ne permet pas au juge de faire durer ce châtiment plus de deux ans, l'expérience ayant démontré que les plus robustes n'y résistent pas au delà de ce terme.

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Le condamné est pesé nu le premier jour. D'après les règlements il faut qu'il maigrisse et il passe fréquemment sur la bascule pour que l'effet du régime soit régulièrement constaté.

S'il ne maigrit pas assez vite suivant l'ordonnance, on augmente son lot de tours de roue.

On le repose de ce travail par un autre non moins pénible et qui consiste à effilocher de vieux câbles de marine pour les réduire en étoupe. La peau des mains se déchire contre les mailles goudronnées, les ongles s'y cassent ; d'ailleurs, ni adoucissement ni arrêt. Le refus de travailler entraîne la correction immédiate du fouet.

Il y a un tarif réglementaire des coups de fouet. Tant pour un cri d'impatience, tant pour un geste de révolte, tant pour une injure adressée au surveillant.

Le fouet est à cinq lanières de cuir, terminées chacune par un nœud. Le patient, dépouillé de ses vêtements, est étendu face contre terre, et il reçoit les coups sur le dos. Le premier enlève la peau. Le second cingle en pleine chair vive et sanglante.

Ceux qui ont connu Oscar Wilde ont maintenant une idée des beaux jours qui lui sont faits.

Tels sont les supplices qui alternent sur l'être humain condamné au « dur travail » anglais, hard labour. On comprend que si l'âme n'est pas fortement verrouillée dans un corps à l'épreuve de toutes ces horreurs, elle doit être pressée de s'envoler.

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Ce qui nous semble bien curieux, c'est que la loi anglaise ne punit pas avec cette cruauté des attentats autrement dommageables pour la société que le crime d'immoralité commis par ce misérable. A l'incendiaire, à l'assassin, la potence ou la servitude pénale. Même le soldat traître n'est pas condamné au « dur travail » réservé aux récidivistes incorrigibles, aux forçats révoltés et à quelqu'une de ces catégories d'esprits pervers dans lesquelles Oscar Wilde a été classé.

J'ajoute que pour ces condamnés le régime cellulaire est absolu. Ils ne voient jamais que leur geôlier, ne peuvent parler avec aucun compagnon de chaîne, ne reçoivent ni lettres ni visites, n'ont rien à lire, pas de papier pour écrire, et n'ont que la ressource de monologuer avec leur propre pensée.

La nuit, brisés de fatigue par les épouvantables corvées de la journée, ils dorment sur un banc de bois en toute saison, avec une seule couverture grossière pour se garder du froid ; ils en viennent promptement à perdre la notion des jours et du temps, à ne plus savoir depuis combien de mois ils sont dans cet enfer et combien de temps encore dureront leurs tourments.

On en cite qui, remis en liberté au terme de leur peine, sortent stupéfiés, abrutis, demandant s'ils ont été graciés avant l'heure.

Comment se fait-il que des traitements aussi effroyablement inhumains, qui ne seraient pas même excusables chez les Asiatiques, aient été conservés dans la législation anglaise ? C'est inconcevable et déshonorant.

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Le « moulin de discipline » des Anglais a dû être copié sur la « meule » des anciens Romains. Ils condamnaient les voleurs à tourner la meule qui broyait le blé des greniers publics, dont on distribuait la farine à la plèbe.

Nos voisins utilisent de même et transforment en force motrice la peine des malheureux voués au « dur travail ». Ils en font des bêtes de somme, remplaçant de coûteuses machines.

Cependant leur renommée de philanthropie remplit le monde et ils sont superbement dédaigneux du relâchement des mœurs des peuples qui ne professent pas leurs doctrines humanitaires.

Leurs journaux ont chanté mille litanies sur les duretés de la vie des déportés russes dans la Sibérie, défrichant de force des terres incultes, creusant des canaux, construisant des chemins de fer et des routes, fouillant les profondeurs de la terre pour en extraire des métaux.

Il y a pourtant quelque différence entre ces forçats assujettis à des métiers que les travailleurs libres du monde entier ne trouvent pas au-dessous de leur dignité et les martyrs du hard labour que l'on abêtit au « moulin de discipline ».

Nos bastilles de l'ancien régime n'avaient pas, parmi leurs divers instruments de torture, cette roue de désespoir où l'on supplicie des hommes nés dans ce dix-neuvième siècle et dans la plus grande capitale du monde chrétien.

Cela fait penser au tonneau hérissé de clous où Carthage enfermait les prisonniers qu'elle punissait de l'avoir combattue, aux cages de fer de pratique courante à la cour des Plantagenets et chez notre Louis XI. Mais c'étaient les mœurs du temps et les fourches patibulaires étaient les attributs de la souveraineté, comme la hache des licteurs à Rome.

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Cela prouve que la génération présente tient encore au monde hier encore barbare dont elle est issue. La réforme pénitentiaire chez nous est de date toute récente et n'est pas encore achevée. Nous avons, nous aussi, nos moulins de discipline, sinon en bois et en fer comme les Anglais, mais en effigie, et s'ils ne broient pas les membres des pensionnaires de la vindicte publique, ils n'en brisent pas moins leur vie en les rendant incapables de se relever et de redevenir hommes dans la foule des vivants.

La raison et la charité ne peuvent pas admettre qu'une peine temporaire soit prolongée indéfiniment au delà de son terme. La dette une fois payée, chacun devrait être quitte.

Un faux monnayeur qui avait fait son temps à Nouméa s'en revint dans son pays, désireux de reconquérir sa place au soleil parmi ses contemporains. Il ne trouva point d'amis. Ses proches eux-mêmes lui fermèrent leur porte.

— J'ai voulu, disait-il, faire concurrence au gouvernement, qui fait argent de tout papier ; je me suis battu, j'ai été vaincu, et j'ai payé ma rançon. Et l'on me tient encore rigueur comme si je m'étais dérobé, en mauvais joueur ?

Renié chez lui, il chercha vainement, dans plusieurs villes, un asile où on ne lui demandât pas compte d'un passé sur lequel il estimait ne plus rien devoir. Las d'aller et de venir, toujours montré au doigt, il s'en retourna à la Nouvelle-Calédonie, dans une société inférieure, mais indulgente, et il y créa un modeste établissement qui prospère encore.

Quand on a été marqué par la Justice, c'est pour longtemps, c'est pour toujours. On est condamné à une peine de quelques mois, erreur : c'est à perpétuité.

Des sages ont entrepris de remédier à cette injuste aggravation des condamnations judiciaires. Ils n'ont pas encore trouvé la formule réparatrice.

JEAN FROLLO

Le XIXe Siècle - Tuesday, June 4, 1895

Oscar Wilde, l'écrivain anglais qui a été condamné à deux ans de « hard labour » (dur travail), pour avoir rêvé d'amours antiques, est en ce moment très gravement malade. Il doit être à l'infirmerie de la maison de force de Pantonville, où il subit sa peine. Nous disons « il doit être », car personne, ni les amis qui restent au prisonnier, ni les hommes de loi qui l'ont defendu devant le jury criminel, ni sa famille ne sont renseignés à cet égard : aucun rapport ne peut exister entre le condamné et qui que ce soit pendant les premiers mois de la peine.

Toutefois, les hautes murailles de cette prison qui a des airs de forteresse ont laissé passer quelques bruits. On sait que le dimanche 26 mai, quelques jours après sa condamnation, Oscar Wilde a assisté aux offices ; le lendemain, il travaillait selon les rigoureuses conditions légales. Mardi matin, il déclarait à ses geôliers n'avoir pu dormir depuis trois jours et trois nuits et ne pouvoir se lever. Il travailla cependant jusqu'à onze heures du matin ; à ce moment, il dût s'arrêter pris d'un évanouissement et fut reconduit dans sa cellule, avec dispense de travail jusqu'au lendemain. Mercredi, il ne put supporter le « hard Labour », on dut l'envoyer à l'infirmerie.

Son état, dit-on à Londres, fait entrevoir l'imminence d'un dénouement fatal. Les plus robustes ne résistent pas à ce châtiment épouvantable.

LE SUPPLICE

Qu'est-ce que le « hard labour » ? C'est l'emploi de divers moyens de torture. D'abord le moulin de discipline, un engin de torture des plus ingénieux. Au milieu de la prison une roue gigantesque est placée ; cette roue, de huit mètres de diamètre, dont la circonférence est garnie d'étroites palettes, affleure au bas d'une cabine qui n'a d'autre plancher que les palettes de cette roue. Le prisonnier introduit dans la cabine, la roue tournant, est obligé de suivre le mouvement et de marcher à petits pas rapides d'une palette à l'autre, sous peine d'avoir les jambes broyées entre les palettes qui fuient sous les lourdes pièces de l'échafaudage. Il s'appuie des mains à deux anneaux qui pendent au-dessus de sa tête et, dans cette position, il pèse, de son poids sur les marches de cet étrange escalier tournant.

Cette roue sert de moteur principal pour les divers ateliers de la prison. Elle tourne sous une douzaines de cabines où l'on enferme autant de condamnés qui en actionnent le mouvement de rotation. C'est une économie de charbon.

Après deux heures et demie de cette gymnastique, durée ordinaire de cette terrible corvée quotidienne, l'homme est dans un état de délabrement physique et moral qui l'empêche d'agir et de penser. Du reste la loi ne permet pas au juge de faire durer ce châtiment plus de deux ans.

L'expérience a démontré qu'aucun condamné n'atteint le terme.

Et jour et nuit, la roue tourne, tourne. Si le condamné fait mine de s'arrêter, n'en pouvant plus, les gardiens le réveillent d'un coup de lanière.

POUR SE REPOSER

Le condamné est pesé nu le premier jour. D'après les règlements il faut qu'il maigrisse et il passe fréquemment sur la bascule pour que l'effet du régime soit régulièrement constaté. S'il ne maigrit pas assez vite suivant l'ordonnance, on augmente son lot de tours de roue.

Le condamné se repose, pensez-vous. En effet, quand il sort du moulin de discipline, on le traine dans une cellule infecte, et là, assis par terre, il effiloche les vieux cordages gondronnés de la marine. Il doit les réduire en étoupes ; ses mains suffisent à cette navrante besogne. La peau se déchire sur ces mailles goudronnées et dures ; les ongles cassent, le sang coule, les muscles de la main se raidissent.

S'il refuse de travailler, le fouet. Ce n'est pas le fouet banal et peu méchant dont on menace les enfants en veine de désobéissance ; il s'agit d'un fouet à cinq lanières terminées chacune par un nœud. Le malheureux est dépouillé de ses vêtements ; étendu face contre terre, il reçoit les coups sur le dos. Le premier n'enlève que la peau, le second cingle en pleine chair vive et sanglante.

Enfin, quand cette journée de supplice est finie, qu'il n'est plus possible d'exiger de la bête humaine le moindre effort, l'heure du repos arrive : du pain sec, un morceau de graisse sont jetés au forçat par un vasistas, comme on jette derrière une grille un morceau de viande à un fauve. Et dans un angle du cachot, un lit de camp en bois, sans matelas, avec une seule couverture, attend le malheureux qui s'endort, et voudrait ne plus se réveiller.

Il y avait autrefois dans les grandes auberges un tambour tourne-broche où l'on introduisait un pauvre diable de chien qui, par son poids et en marchant à une allure régulière, entretenait le mouvement de rotation du tambour.

Ce même principe était appliqué dans les campagnes pour mouvoir les batteuses. On faisait marcher un mulet sur les marches d'un plan incliné sans fin faisant tourner l'axe du cylindre batteur.

Ni le chien du tourne-broche ni le mulet des batteuses ne duraient longtemps à cet exercice épuisant.

Voilà le « hard labour » ; voilà le châtiment qui a frappé Oscar Wilde, le dramaturge mondain couru dans les salons de Londres. Ceux qui n'en meurent pas restent abrutis, stupéfiés.

Les Anglais ont, comme nous, les travaux forcés, qu'ils appellent servitude pénale. Il n'y a pas de différence sensible entre leurs bagnes et les nôtres. Autre chose est le « dur travail ». Dreyfus est un heureux de la terre auprès d'Oscar Wilde, qui n'a pas trahi sa patrie.

Le « hard labour », c'est la « meule » des Romains qui, jadis, condamnaient les malfaiteurs à tourner la meule qui broyait le blé des greniers publics, dont on distribuait la farine à la plèbe.

LES CIVILISÉS

Comme les anciens, les Anglais qui se donnent comme les maîtres de la civilisation, utilisent et transforment la peine des malheureux en force motrice. Cela ne les empêche pas d'aller porter aux quatre coins du monde, la bible en mains, des paroles de paix et de pardon ; ils parlent de leur générosité, de leur philanthropie.

Ils ont protesté contre les traitements imposés aux nihilistes russes exilés en Sibérie et défrichant des terrains incultes, creusant des canaux, construisant des routes. Qu'est ce donc que cela à côté du « hard labour » qui fait penser au tonneau hérissé de pointes dans lequel Carthage enfermait les prisonniers qu'elle punissait de l'avoir combattue ?

Oscar Wilde, détraqué de sens et de cervélle, était digne de Charenton ; son cas relevait de la correctionnelle et frappé pour outrages aux mœurs ou attentats à la pudeur, il méritait deux ans de cellule, pendant lesquels il aurait fabriqué des chaussons de lisières ou des abat-jour. Après quoi, sa peine terminée, il serait allé boire sa honte ailleurs, loin des hommes qui le méprisent. En le frappant de peines fantastiques, hors de proportion avec ses fautes, la justice anglaise fait pousser un cri en faveur du triste sire ; on se sent pris de pitié pour ce coupable qui n'est plus qu'un mal heureux.

Le châtiment anglais est une monstruosité, aucune loi au monde n'a le droit de tuer à petit feu.

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