Le Quotidien illustré - Saturday, April 6, 1895

Le retentissant procès en diffamation, intenté par M. Oscar Wilde, le poète et auteur dramatique bien connu, contre le marquis Queensberry, qui l'accuse de crimes innommables « contre nature », a commencé mercredi devant la Cour centrale communale de Londres.

A l'ouverture des débats, il a été donné lecture d'une des pièces constituant la diffamation: une carte postale dans laquelle le marquis de Queensberry proférait des accusations contre le poète et lui reprochait notamment de vouloir corrompre les moeurs de son fils, lord Alfred Douglas.

L'avocat de M. Oscar Wilde n'a point nié que le poète avait écrit, il y a quelque temps, une lettre assez étrange au jeune lord Alfred Douglas, mais il a affirmé que le marquis de Queensberry en avait odieusement dénaturé le sense.

« Mon cher garçon, sisait sans cette lettre M. Wilds à lord Douglas, votre sonnet est ravissant, et il est merveilleux que vos lèvres rouges, semblables à des feuilles de roses, soient aussi bien faites pour la musique du chant que pour la folie du baiser. Votre âme vogue entre la passion et la poésie. Je suis sûr qu'Hyacinthe, si follement aimé d'Apollon, n'était autre que vous dans l'antiquité grecque. Pourquoi êtes-vous seul à Londres et quand allez-vous à Salisbury? Allez-y et rafraîchissez vos mains dans la grise pénombre des choses gothiques et venez ici dès que vous voudrez. C'est un endroit délicieux. Il n'y manque que vous. Mais allez d'abord à Salisbury. Toujours avec un amour impérissable: Votre Oscar. »

Cette lettre, que son auteur considere comme « un superbe morceau de prose », avait été dérobée à lord Alfred Deuglas par une association de maîtres chanteurs qui, immédiatement après, tracassèrent M. Oscar Wilde et essayèrent de lui extorquer de l'argent, en le menaçant de livrer cette compromettante missive à la publicité.

M. Oscar Wilde avait consenti à payer le rapatriement d'une de ces maîtres chanteurs pour s'en débarasser; mais il avait refusé de céder aux menaces des autres. En définitive, il est, d'après son avocat, victime d'une révoltante tentative de chantage.

Après ces préliminaires, M. Oscar Wilde a été interrogé et contre-interrogé par M. Carson, l'avocat du marquis de Queensberry, qui a essayé de prouver que le poète soi-disant fiffamé a écrit plusieurs ouvrages obscènes, notamment son roman Derrien Grey, dans lequel il est question d'un homme qui « adore avec folie, avec extravagance, absurdement », un jeune homme merveilleusement beau.

-- Avez-vous jamais adoré de la sorte? a demandé l'accusateur. -- Je n'ai jamais adoré que moi-même, a riposté le témoin.

Puis, comme M. Carson lisait une autre lettre de l'écrivain à son ami, aussi extraordinaire que celle citée plus haut:

-- Tout ce que j'écris est extraordinaire ! a répondu emphatiquement M. Wilde.

Mais l'interrogatoire ne s'en est pas tenu là. Et successivement M. Carson a posé les questions suivantes au temoin :

-- Comment M. Oscar Wilde explique-t-il son amitié si intime avec Wood, qui n'est qu'un maître chanteur? Pourquoi l'appeler par son prénom, lui donner de l'argent, dîner avec lui en cabinet particulier, s'il est vrai qu'il n'a pas eu avec ce jeune homme de dix-huit ans, d'une situation sociale si inférieure à la sienne, des relations compromettantes? »

« Comment expliquer encore l'amitié du témoin pour un jeune employé de librairie nommé Shelley, qu'il emmène aussi dîner, auquel il donne de l'argent, plus de 300 francs? Pour Alfonso Conwel, un jeune vagabond, qu'il habille des pieds à la tête pour l'amener à Brighton ou ils passent une nuit ensemble? »

M. Oscar Wilde, à ces questions, se contente d'opposer des dénégations, et la suite des débats est renvoyée à ce matin.

A tout cela, M. Wilde n'a répondu que par des dénégations assez vagues.

Il s'est borné à dire qi'il aimait la société des jeunes gens parce qu'il étaient jeunes et qu'il détestait celle des vieux, mais qu'on ne pouvait en fait lui reprocher aucun acte répréhensible.

A la dernière audience, une véritable stupéfaction s'est emparée de l'assistance quand on a donné lecture de passages de lettres dans lesquelles le nom d'un haut personnage, membre de l'aristocratie est prononcé.

Le conseil du marquis de Queensberry a commencé ensuite la défense de son client et l'audience a été renvoyee au lendemain.

Le Temps - Friday, April 5, 1895

Londres, 3 avril.

Je sors de l' « Old Bailey », où se tiennent les assises de la « Central criminal court » et où commençait aujourd'hui, à dix heures et demie du matin, le procès que M. Oscar Wilde, l'auteur bien connu, a intenté au marquis de Queensberry pour diffamation.

On s'écrasait dans la petite salle nue et insignifiante. Les sheriffs de la Cité sont là siégeant avec le juge, M. Henri Collins, en robe rouge. Tous les notables des corporations sont là aux places qui leur sont réservées (l'Old Bailey dépend de la Cité). Puis quantité d'avocats aux perruques blanches, en robe noire, des journalistes,des curieux privilégiés. Dans la tribune publique, on étouffe littéralement.

A dix heures trente, le marquis prend place au banc des accusés. Il semble jeune encore avec ses cheveux et ses favoris noirs, mais d'un noir qui trahit l'artifice, figure anguleuse, étrange, mais non dénuée de noblesse. Sous son pardessus bleu, on aperçoit une chemise de chasse bleue avec une cravate de même couleur. Ses avocats, dont le principal est M. Carson, membre du Parlement, sont au premier rang à côté de ceux de M. Oscar Wilde, qui a confié la cause à sir Edward Clarke. Coïncidence curieuse ces deux sommités du barreau anglais ont été collègues tous deux dans le dernier ministère conservateur et le seront encore très vraisemblablement dans le prochain.

Dès que les douze membres du jury ont prêté serment, sir Ed. Clarke se lève et fait l'exposé de la cause.

Les lecteurs du Temps se la rappellent sans doute. Le 28 février dernier M. Oscar Wilde trouvait à son club une carte du marquis de Queensberry sur laquelle le noble lord avait écrit des mots injurieux, l'accusant d'avoir -- ou de poser pour avoir -- des mœurs inavouables. Le marquis prétend, on le sait, arracher son fils cadet, le jeune lord Alfred Douglas, à l'amitié de l'écrivain.

De là plainte de M. Oscar Wilde, arrestation du marquis, autorisation de poursuivre devant la cour d'assises et procès. Les détails nous seront donnés par les interrogatoires et les contre-interrogatoires.

Je rappelle ici que, selon la loi anglaise, les témoins sont successivement interrogés par les avocats des deux parties et non par le juge qui peut seulement poser des questions supplémentaires. Quant à l'accusé, il n'est astreint à aucun interrogatoire.

M. Oscar Wilde est le premier témoin. Il se présente et prête serment. Son maintien est étudié. Il s'appuie avec grâce sur la barre en jouant avec ses gants, incline de droite à gauche sa grosse tête aux longs cheveux soigneusement ondulés qui encadrent une figure complètement rasée de frais. Le mot de « pose » écrit sur la carte du marquis s'applique on ne peut mieux à toute son attitude et ses réponses ne le démentent pas. Nous avons eu une amusante série de paradoxes, de brèves maximes lancées avec ostentation pour l'étonnement sinon toujours pour l'admiration du public.

C'est sir Edward Clarke, son avocat, qui l'interroge en premier, fort habilement, lui ménageant le beau rôle. Nous apprenons que M. Oscar Wilde est marié depuis 1884, qu'il a deux fils et qu'il est un auteur célèbre. Lord Alfred Douglas est depuis longtemps son ami intime et le marquis lui-même en 1892 a déjeuné avec les deux amis au café Royal.

C'est en 1893 que M. Oscar Wilde apprend que des bruits injurieux sont répandus contre lui et voici comment: Un nommé Wood prétendit avoir trouvé dans la poche d'un vieux vêtement à lui donné par lord Alfred Douglas quatre lettres écrites par M. Oscar Wilde. Wood les offrit a M. Oscar Wilde et celui-ci lui donna environ 500 francs pour lui permettre de réaliser son désir d'aller chercher fortune à New-York.

Mais trois lettres seulement avaient été rendues. La seule importante était aux mains d'un nommé Allen qui essaya de faire chanter M. Oscar Wilde. « On m'en offre 1,500 francs », dit-il. « Eh bien, vendez-là, répondit l'écrivain, on ne m'a jamais payé aussi cher un morceau de prose si court. »

Voici la traduction de cette lettre adressée au fils cadet du marquis de Queensberry:

« Mon cher garçon (les mots anglais my own insistent sur l'idée de possession), votre sonnet est ravissant, et il est merveilleux que vos lèvres rouges,semblables à des feuilles de roses, soient aussi bien faites pour la musique du chant que pour la folie du baiser. Votre âme vogue entre la passion et la poésie. Je suis sûr qu'Hyacinthe, si follement aimé d'Apollon, n'était autre que vous dans l'antiquité grecque. Pourquoi êtes-vous seul à Londres et quand allez-vous à Salisbury? Allez-y et rafraîchissez vos mains dans la grise pénombre des choses gothiques et venez ici dès que vous voudrez. C'est un endroit délicieux. Il n'y manque que vous. Mais allez d'abord à Salisbury. Toujours avec un amour impérissable: Votre Oscar. »

Si la lettre avait été écrite en français, il y aurait sans doute: tu, et non: vous.

M. Oscar Wilde nous a répété aujourd'hui à plusieurs reprises que cette lettre était un superbe morceau de prose, un vrai sonnet. D'ailleurs, elle a été plus tard traduite sous la forme d'un sonnet en français.

M. Oscar Wilde refusa de rien payer pour ravoir l'original de cette lettre. Il remit seulement 10 shillings à Allen et la lettre lui fut, peu après, bénévolement rapportée par un autre personnage nommé Clyburn, auquel il donna aussi 10 shillings. Et comme la lettre était en assez triste état: « C'est très mal, s'écria l'auteur, de prendre si peu de soin d'un manuscrit original de moi. »

Lorsqu'en février dernier le théâtre Saint-James donna la pièce d'Oscar Wilde intitulée l'Importance d'être sérieux, on sut que le marquis se proposait de faire un esclandre. Il se présenta, en effet, au théâtre le soir de la première, armé d'un « bouquet de légumes », mais on lui refusa l'entrée de la salle.

C'est peu après qu'il remit la carte incriminée à l'Albermarle club.

Mais l'événement saillant de la journée d'aujourd'hui a été le contre-interrogatoire de M. Oscar Wilde par M. Carson, l'avocat de la partie adverse. Rarement duel plus serré, plus mouvementé, plus brillant par moments, s'est livré entre deux hommes. L'accusateur est brusquement passé accusé, un accusé que le défenseur frappait de ses questions acérées, véhémentes,troublantes. Je ne puis suivre l'interrogatoire pas à pas, malgré l'intérêt palpitant qu'il n'a cessé d'avoir; mais je tiens à rapporter quelques-unes des attaques et quelques-unes des ripostes.

M. Oscar Wilde a envoyé, il y a quelque temps, une série de maximes à l'usage de la jeunesse à une revue appelée le Caméléon, à laquelle lord Alfred Douglas collaborait. Or, dans le même numéro de la revue, a paru un article intitulé le Prêtre et l'Acolyte et parlant de mœurs honteuses. « Cet article est-il immoral? demande M. Carson. -- Il est pire, il est mal écrit. » répond M. Wilde, qui expose alors une théorie singulièrement appauvrie et superficielle de « l'art pour l'art » où défilent toutes nos vieilles connaissances esthétiques, depuis la souveraineté sans appel de « l'écriture », jusqu'à « la culture du moi ».

-- Je ne crois pas, conclut M. Wilde, qu'un homme puisse avoir sur un autre aucune influence morale à plus forte raison un livre ne saurait-il pervertir un lecteur. -- Cet article traite-t-il vraiment de moeurs honteuses? demande M. Carson. -- Seulement au dire des brutes, répond le témoin.

Puis l'avocat s'attaque à un livre de M. O. Wilde intitulé le Portrait de Dorian Grey. Il y est question d'un homme qui « adore avec folie, avec extravagance, absurdement », un jeune homme merveilleusement beau.

-- Avez-vous jamais adoré de la sorte? demande l'accusateur. -- Je n'ai jamais adoré que moi-même, riposte le témoin.

Puis comme M. Carson lit une autre lettre de l'écrivain à son ami, aussi extraordinaire que celle citée plus haut:

-- Tout ce que j'écris est extraordinaire répond emphatiquement M. Wilde.

L'éminent avocat précise ensuite ses accusations. Il a préparé son terrain admirablement. Il a amené son adversaire à des déclarations, à des jugements, à des aveux, allai-je écrire, qui l'exposent presque désarmé d'avance au faisceau d'imputations terribles, d'apparences accusatrices qu'il va diriger contre lui.

Comment M. Oscar Wilde explique-t-il son amitié si intime avec ce Wood qui n'est qu'un maître chanteur? Pourquoi l'appeler par son prénom, lui donner de l'argent; dîner avec lui en cabinet particulier, s'il est vrai qu'il n'a pas eu avec ce jeune homme de dix-huit ans, d'une situation sociale si inférieure à la sienne, des relations compromettantes?

Comment expliquer encore l'amitié du témoin pour un jeune employé de librairie nommé Shelley, qu'il emmène aussi dîner, auquel il donne de l'argent, plus de 300 francs? Pour Alfonso Conwell, un jeune vagabond, qu'il habille des pieds à la tête. pour l'amener à Brighton où ils passent une nuit ensemble?

Je ne reproduis naturellement pas ici les questions dans leur précision d'une brutalité parfois révoltante.

M. Oscar Wilde répond par des dénégations que tout le monde souhaite justifiées et justifiables.

A quatre heure et demie le contre-interrogatoire n'est pas encore terminé et la suite des débats est remise à demain.

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