Le Quotidien illustré - Tuesday, April 9, 1895

Londres.-- La première audience du procès de M. Oscar Wilde a d'abord expliqué au public que l'accusé avait préparé sa fuite; il avait changé d'hotel et était porteur d'un paquet de banknotes.

Taylor, l'individu qui mettait des jeunes gens suspects en rapport avec M. Wilde, a été ensuite amené devant le tribunal. Puis les temoins ont défilé et tous ils ont confirmé le récit des faits honteux déjà confessés aux avoués du marquis de Queensberry.

Le jeune Parker, un valet sans emploi, fut présenté, avec son frère le groom, à M. Wilde par Taylor; ils dînèrent ensemble en cabinet particulier, et, après force libations au champagne, Parker accompagna l'écrivain à l'hôtel Savoy. Ils devaient y avoir tous deux plusieurs tête-à-tête qui rapportaient au jeune valet de 50 à 75 francs en moyenne... Wood raconte à peu près la même histoire, seulement, plus avisé que Parker, il rompit bientôt ses relations avec de « pareilles gens ». Puis c'est le tour du masseur de l'hôtel Savoy, dont les accusations contre M. Wilde sont confirmées par une femme de chambre. Voici enfin Mme Grant, propriétaire de la maison jadis habitée, à Little College street, par Taylor, qui dépose que ce personnage recevait fréquemment des jeunes gens dans un élégant déshabillé « tel qu'une petite maîtresse »...

A la fin d'une des dépositions, le ministère public fait cette remarque: « Nous sommes ici pour nous occuper de l'affaire Wilde. Mais je crois savoir que d'autres personnes assistaient aux réunions dont on vient de parler. » C'est ce qu'a confirmé le témoin, qui a signalé la départ de deux d'entre elles pour le continent.

L'affaire a été renvoyée à jeudi. Le juge a refusé de mettre l'accuse et ses complices en liberté provisoire sous caution.

Les journaux se font l'écho des rumeurs les plus sensationnelles et il est inutile de dissimuler qu'on se demande un peu partout sur quelle illustration la foudre va tomber; il est notamment question de l'arrestation d'un haut personnage qui serait, paraît-il, compromis dans la mème affaire.

La Patrie - Wednesday, April 10, 1895

Londres, 9 avril. — Lord Alfred Douglas a rendu hier de nombreuses visites mystérieuses aux ministères. Dans la soirée, il est allé au Home office, où il a eu un long entretien avec un haut fonctionnaire.

Le bruit court que Wilde se serait décidé à faire des révélations et qu'un personnage des plus influents serait mêlé à cette ignoble affaire.

Les journaux d’hier se font l’écho des rumeurs les plus sensationnelles et il est inutile de dissimuler qu'on se demande un peu partout sur quelle illustration la foudre va tomber ; il y a assurément de l’orage dans l’air.

Un journal fait les remarques suivantes :

Sir Edward Clarke, solliciter général de la dernière administration conservatrice, l’un des chefs du parti clérical anglican à la Chambre des communes, a représenté, on le sait, M. Wilde dans le procès en diffamation intenté par ce dernier à lord Queensberry. Sir Edward Clarke s'offre encore — et gratuitement — à défendre M. Wilde.

Or, par une coïncidence regrettable, en ce moment-ci, la cour des divorces examine la demande en restitution des droits conjugaux formulée par la comtesse Russell. Celle-ci avait, pour la défense de sa cause, quand elle intentait un procès en divorce contre son mari, accusé celui-ci du même crime imputé à M. Wilde. Elle n'avait porté cette accusation que sur les conseils de sir Edward Clarke, son défenseur. Décidément, sir Edward Clarke a la spécialité de ces sortes de procès, — un peu fréquents en Angleterre, ce nous semble.

Jolie société

Au cours du procès, l'avocat du marquis de Queensberry a fait un curieux tableau de l’antre bizarre établi par Wilde dans Little-College Street.

Les rideaux de l’appartement étaient toujours baissés et de plus les fenêtres étaient masquées par d'épaisses et riches tentures. Les chambres étaient somptueusement meublées. Des parfums variés y entretenaient une atmosphère capiteuse et irritante. Jamais la lumière du jour n’y pénétrait. Les pièces étaient éclairées aux bougies ou au gaz.

A l’énumération des amis d'Oscar Wilde, l'avocat du marquis a ajouté deux domestiques, un certain Charley Parker et un autre du nom de Scarfe.

En présence de ces révélations, on se rend compte de l'animosité du marquis contre M. Oscar Wilde, et du moyen assez désespéré auquel il a eu recours pour arracher son fils à l'influence d’une personnalité manifestement compromettante.

Un aimable fils

Voici une preuve de la pernicieuse influence qu’Oscar Wilde exerçait sur lord Douglas.

Celui-ci écrivait à son père :

Comme vous me retournez mes lettres non ouvertes, je suis obligé de vous envoyer une carte postale. Je vous écris pour vous informer que je considère vos absurdes menaces avec la plus complète indifférence. Depuis votre dernier esclandre à la maison d'Oscar Wilde, je me suis fait un point d’honneur de me montrer avec lui dans un grand nombre d’établissements publics, tels que le Berkeley, les Willis’s Rooms, le Café Royal, etc., etc., et je continuerai à me rendre dans ces établissements quand et avec qui il me plaira. Je suis majeur et mon propre maître. Vous m’avez désavoué au moins une douzaine de fois et m’avez très misérablement privé de monnaie. Voilà pourquoi vous n'avez aucune autorité, aucun droit sur moi, ni légal ni moral.

Si Oscar Wilde vous poursuivait pour diffamation devant les tribunaux criminels, vous seriez condamné à sept ans de servitude pénale pour vos outrageantes calomnies. Quoique je vous déteste au plus haut degré, je veux éviter cela pour l’amour de notre famille ; mais, si vous tentez de me molester, je me défendrai avec un revolver chargé, que je porte toujours sur moi, et, si je vous tue ou qu’il vous tue, nous serions complètement justifiés, agissant comme nous le ferions, en cas de légitime défense, contre une violente et dangereuse brute (a violent and dangereux rough), et je crois que, si vous mouriez, il n'y aurait pas beaucoup de monde qui vous regretterait.

Ah! c’est vraiment une chouette famille !pourrait-on s’écrier, et, certes, dans son genre, elle est aussi curieuse que celle d’Alphonse, du Gros-Caillou : Qu’était gentil, qu’on prenait pour un’ fille,Tant il était et caressant et doux !

Hypocrisie anglaise

Il y a un aspect presque comique de ce scandale écœurant. C’est la hâte de la presse anglaise à rendre la France responsable de la gangrène sociale qui vient d’être mise à nu à Londres. « La voilà, l’influence française ! », s’écrient sans rire le Daily Telegraph, le Daily News et autres organes bien pensants. « Vices français », s’écriaient-ils à la suite des révélations du procès Dilke. — « Mœurs françaises », s’écriaient-ils durant la fameuse affaire Colin Campbell. Toujours, l’identique refrain. Faire servir chacune de leurs hontes à la démonstration de leur vertu, — quel patriotisme servi par quel trait de génie ! Il y a une chose qui, décidément, ne péril pas : l'humour britannique.

Tous les journaux anglais ont franchement publié le compte rendu de cette révoltante affaire in extenso, sans faire grâce à leurs lecteurs du plus ignoble de ses détails. Et les lecteurs se ruaient sur les journaux, comme pour un délicieux régal intellectuel. A Paris, on eût plaidé à huis clos. On aurait tout fait pour préserver de pareilles odeurs les narines délicates ; nul père de famille n’eût eu à trembler de voir le journal tomber sous les yeux de ses filles ou de ses fils.

Et les Anglais parlent d’hypocrisie !

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