Le Temps - Friday, May 24, 1895

Londres, 22 mai.

Les nouveaux scandales d'hier, le verdict de culpabilité rendu contre Alfred Taylor ont littéralement exaspéré la curiosité publique. C'est à qui trouvera place dans la salle d'audience, si petite et si mal aménagée. Verrons-nous enfin le terme de cette répugnante affaire?

Wilde arrive à dix heures et demie, accompagné du révérend Stewart Headlam, l'un de ses garants pour la mise en liberté sous caution. Il est pâle, grave, un peu nerveux, d'une nervosité qui se traduit par de continuels mouvements des mains, gantées, dégantées, regantées sans cesse. Son cas est aujourd'hui simplifié. Grâce à la décision du jury dans le premier procès et au verdict rendu hier à charge de Taylor, l'accusation se trouve réduite. Wilde a à se défendre d'avoir, sans préméditation, sans « conspiracy », commis des actes obscènes avec Charles Parker, Alfred Wood, Shelley et une personne demeurée inconnue.

Dès l'ouverture de la séance, le solicitor general résume les faits de la poursuite. Nos lecteurs en ont connu le récit par nos premiers comptes rendus.

Au moment où le témoin Edward Shelley se présente à la barre, l'entrée du marquis de Queensberry produit quelque sensation. Shelley est ce jeune employé de librairie que Wilde avait rencontré chez un de ses éditeurs et qu'il invita à dîner, puis à souper.

On se rappelle qu'il a fait des aveux graves relativement aux actes d'immoralité reprochés à Wilde et auxquels l'accusé l'aurait incité, et la défense ne peut lui reprocher, comme à d'autres témoins, Wood par exemple, d'avoir vécu de chantage.

Cependant le contre-examen, habile et supérieurement conduit, auquel Shelley a été soumis par sir Edward Clarke, nous a présenté ce témoin sous un jour nouveau. Il lui a fallu avouer un état maladif général qui engendre parfois chez lui des interruptions de la présence d'esprit. L'organe de la défense l'a pris, sinon en flagrant délit de mensonge, du moins en flagrant délit d'oubli et d'erreur. Le témoin a confondu des faits et des dates.

Sir Edward Clarke a produit certaines lettres de lui à Wilde qui n'avaient pas été lues au premier procès. Celle-ci entre autres: « Mon cher Oscar, serez-vous chez vous samedi prochain dans la soirée? Je suis très désireux de vous voir. J'aurais voulu aller vous demander ce soir, mais je souffre, des nerfs, à cause de mes insomnies, et je dois rester à la maison. Il me tarde de vous rencontrer depuis une semaine; j'ai bien des choses à vous dire. Si je ne viens pas auparavant, ne pensez pas que je vous néglige, car je n'oublierai jamais vos bontés, et j'ai conscience que je ne pourrai jamais vous exprimer suffisamment ma gratitude. »

Or, à l'époque où cette lettre a été écrite, Shelley prétendait s'être éloigné de Wilde avec horreur. Le témoin avoue s'être trompé et s'efforce de remettre un peu d'ordre dans ses dates. Il n'y parvient point.

Vers la fin de cette déposition, Wilde, dont la pâleur augmente depuis l'ouverture des débats, a demandé quelques instants de répit. L'audience a été suspendue pendant quelques minutes pour lui permettre de quitter le dock et la salle.

On entend ensuite M. Mathews, l'ancien patron de Shelley, et M. Vogel, propriétaire d'Albemarle hôtel, dont les dépositions sont connues.

La défense a meilleur marché d'Alfred Wood et de Charles Parker, dont les répugnantes déclarations ont fait le tour de la chronique judiciaire. Ils maintiennent leurs dépositions sur tous les points relatifs à des relations honteuses avec Oscar Wilde, mais par contre ils ne songent même pas nier les nombreux et graves faits de chantage que leur reproche sir Edward Clarke. Ils ne sont pas toujours d'accord sur les époques et sur les chiffres, mais ils ne contestent point leur culpabilité.

L'audience est levée à quatre heures et demie et renvoyée à demain jeudi.

Le télégraphe vous aura fait connaître déjà la sentence rendue par le magistrat qui préside le tribunal de Marlborough street, devant lequel ont comparu ce matin le marquis de Queensberry et son fils aîné, pour répondre de leur scandaleuse altercation. Une erreur a été commise à ce propos par tous les journaux d'hier soir et par le Times de ce matin; ils ont mis en cause lord Alfred Douglas, l'ami d'Oscar Wilde, tandis qu'il s'agissait d'un autre fils du marquis, l'aîné de ceux qui vivent actuellement, lord Percy Sholto Douglas de Hawick, qui est marié et à la femme duquel le marquis avait écrit des lettres grossières. Cette rectification faite, les détails que je vous ai adressés hier sont tous exacts: les deux cautions de 12,500 francs chacune exigées par le juge seront restituées dans six mois aux condamnés, à condition que, d'ici là, ils n'aient été l'objet d'aucune poursuite ou plainte pour des faits analogues à ceux qui ont amené leur comparution d'aujourd'hui.

Après le procès, une double manifestation s'est produite dans la rue. Commele marquis de Queensberry, sorti le premier, remontait en voiture, la foule l'a accueilli par de bruyants applaudissements. Le départ de lord Percy Sholto Douglas a été souligné par quelques sifflets; on se rappelle qu'il s'est porté caution pour Oscar Wilde, ce qui a sans doute contribué à lui aliéner l'opinion populaire, bien plus que la scène de boxe de Piccadilly.

Le père et le fils se sont dirigés, l'un suivant l'autre, vers Old Bailey, pour assister à la continuation du procès Wilde.

Nous recevons à propos de la confusion commise entre les deux fils de lord Queensberry la lettre suivante de lord Alfred Douglas:

HOTEL DE LA POSTE ROUEN Le 22 mai.

Monsieur,

Je viens de lire dans votre journal une version tout à fait inexacte de l'affaire de mon frère, le marquis de Queensberry. Ce n'est pas moi malheureusement qui s'est battu avec lord Queensberry, c'est mon frère aîné lord Douglas of Hawick. Ce n'est pas aussi, comme vous le dites à cause du verdict contre Taylor que mon frère a fait ce qu'il a fait, puisqu'il ne connaît pas Taylor et n'a jamais même parlé avec lui.

C'est parce que le marquis, depuis deux mois, n'a pas cessé d'écrire à la femme de mon frère des lettres d'une obscénité et d'une grossièreté incroyables.

Encore une erreur assez sérieuse que vous avez faite c'est de parler de madame ma mère, la marquise de Queensberry, comme la femme divorcée de mon père. Permettez-moi de vous faire connaître, monsieur, que c'est lui qui est le mari divorcé de cette dame, le mari divorcé à cause de sa cruauté et de son adulterie depuis huit ans. Ajoutons que le marquis s'est encore marié il y a quinze mois avec une jeune fille de dix-sept ans, et qu'il est encore divorcé.

Je vous prie, monsieur de vouloir bien agréer mes excuses pour les fautes que j'ai dû faire dans une langue que je suis très peu accoutumé à écrire, et en même temps mes compliments très distingués.

ALFRED DOUGLAS.

Le Temps - Monday, April 29, 1895

Londres, 27 avril.

L'intérêt de cette affaire n'est plus dans les révélations apportées par les témoins, mais seulement dans le contre-examen auquel les témoins à charge sont soumis par la défense, très sévèrement conduite par sir Edward Clarke. Les témoins reviennent nécessairement sur les faits dont ils ont déjà déposé devant le magistrat de police, sir John Bridge, au cours des trois audiences d'instruction qui ont décidé du procès actuel. Ces faits ont été publiés assez récemment pour que nous ne soyons tenus d'y revenir. Ils n'offrent d'ailleurs qu'un pénible intérêt, et on comprendra que nous en écourtions le compte rendu.

L'audience est ouverte à dix heures et demie. Wilde parait aussi souffrant qu'hier, et Taylor un peu plus grave. Il est procédé à l'interrogatoire du témoin Wood.

Aucun doute sur son caractère. Il reconnaît avoir vécu de chantage. Complice de Charles Parker dans le chantage auquel il était fait allusion hier à propos du scandale de Fitzroy square, il a reçu pour sa part 175 livres sterling (4,375 francs) du gentleman qu'on s'accorde à ne pas nommer. C'est également comme maître-chanteur qu'il est entré en relation avec Wilde à propos des lettres adressées à lord Alfred Douglas. Ayant informé Wilde de sa trouvaille, il fut appelé le lendemain chez un homme de loi; mais, flairant un piège, il insista pour voir Wilde en personne. Ce fut alors qu'il exposa à ce dernier son désir de quitter l'Europe pour rompre avec ses mauvaises relations.

Sir Edward Clarke fait avouer au témoin d'autres méfaits de même nature. La tactique de la défense est évidemment d'affaiblir les témoignages à charge en abaissant le caractère de ces témoins faciles à démasquer.

Mais M. C.-F. Gill, intervenant au nom de la trésorerie, arrache à Wood d'autres déclarations d'où il résulte qu'avant son départ pour l'Amérique des relations immorales auraient existé entre lui et Wilde.

La cour entend Frédéric Atkins. C'est le commis de bookmaker que Wilde a emmené en voyage de plaisir à Paris. Il raconte à nouveau ce voyage, ses dîners avec Wilde et lord Alfred Douglas en cabinet particulier, et les familiarités que Wilde échangeait avec les garçons du restaurant.

Interrogé par sir Edward Clarke, Atkins se défend d'avoir commis les actions coupables dont l'organe de la défense voudrait obtenir l'aveu: chantage pratiqué au préjudice d'une personne dont on passe au témoin le nom écrit sur une feuille de carnet; tentative de vol d'une montre, relations suspectes ayant duré trois ans avec un sieur Burton. Atkins nie tout, sauf les relations avec Burton: «Celui-ci, dit-il, est un bookmaker et j'étais son employé.» Il nie avoir l'habitude de se déguiser en femme pour se promener devant les grands hôtels et attirer l'attention des riches étrangers; il nie avoir fait chanter deux Américains descendus à l'hôtel Victoria «Nous verrons bien,» conclut sir Edward Clarke.

M. Grain, défenseur de Taylor, interroge Atkins à son tour. Il lui demande des éclaircissements sur son voyage à Monte-Carlo avec Burton -- lequel prend le nom de Watson sur les champs de courses -- et si ce voyage n'avait pas pour but de faire chanter un Anglais occupant une haute situation à Londres. N'était-il pas question d'y faire chanter aussi un des Américains rencontrés précisément à l'hôtel Victoria? Le témoin était employé l'année dernière à Scarborough n'y a-t-il pas mené, de concert avec Burton-Watson, une entreprise de chantage contre un gentilhomme français, un comte, qui leur a versé 500 livres (1,250 francs)? Atkins convient avoir connu le comte français dont on lui passe le nom, mais il nie le chantage. D'ailleurs, il nie tout. Cependant, quand M. Grain lui parle d'un vieillard qu'il aurait dépouillé dans son logement de Buckingham Palace road, il hésite, se trouble, avoue tardivement avoir élu domicile en cet endroit et nie plus mollement.

Il déplore avoir connu Oscar Wilde et affirme que celui-ci ne lui a jamais adressé de proposition malhonnête.

Edward Shelley est ce domestique de l'un des éditeurs de Wilde qui a déposé déjà à Bow street. Le malheureux fait pitié, il larmoie; et l'on sent que l'obligation de raconter une fois encore la honteuse histoire de ses relations avec l'écrivain lui est un véritable supplice. En terminant il demande la permission de lire une lettre adressée par lui à Oscar Wilde longtemps avant le procès, lettre où il lui dit: « J'ai plus souffert pour vous avoir connu que vous ne pourriez croire. Vous êtes un homme immoral et je ne vous reverrai jamais. »

Et le petit malheureux s'éloigne en pleurant, le visage caché dans son mouchoir.

Cette scène n'a pas été sans produire quelque sensation. Oscar Wilde qui, durant les débats, tient ses regards obstinément fixés sur les témoins, a suivi des yeux le jeune Edward Shelley descendant du witness-box; puis il a souri en haussant les épaules. Ce sourire et ce mouvement sont les premiers signes d'intérêt qu'il accorde au procès depuis l'ouverture de la cause.

Un dramatique incident se produit alors. Sir Edward Clarke n'avait pas menacé à la légère le témoin Frédéric Atkins. Il le fait mander de nouveau à la barre et lui dit: Vous avez tout nié tout à l'heure, notamment qu'à l'époque où vous habitiez Pimlico vous ayez dépouillé ou tenté de dépouiller un vieillard. Vous le niez toujours? R. Je ne sais ce que vous voulez dire. -- Eh bien! nous allons entendre le policeman qui vous a arrêté pour ce fait. Atkins. -- Ah! oui, je me rappelle. Mais le fait n'a pas eu de suites.

On entend le policeman qui a été appelé par la propriétaire d'Atkins, alarmée des bruits de lutte entendus dans la maison. Il reconnaît parfaitement Atkins, qui avait entrainé chez lui un vieux monsieur racolé à l'Alhambra et qui voulait lui prendre son argent.

Sir Edward Clarke rappelle qu'Atkins a déposé n'avoir connu le vice qu'après avoir connu Wilde. Or, à ce moment il ne l'avait encore jamais vu. Et l'avocat ajoute -- Vous avez donc menti. Le jury vous connaît maintenant. M. C.-F. Gill. -- Oui, le jury connaît maintenant le personnage emmené par Wilde à Paris et qu'il présentait comme son secrétaire.

Les derniers témoins entendus sont: l'éditeur, patron de Shelley, qui a congédié son domestique à cause de ses relations avec Oscar Wilde; le propriétaire de l'Albemarle hôtel, et le bijoutier qui vendait à Wilde les porte-cigarettes en argent, dont il comblait Atkins, Parker, Taylor, etc.

L'audience est levée à quatre heures trente et renvoyée à lundi, onze heures.

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