Le XIXe Siècle - Tuesday, June 4, 1895

Oscar Wilde, l'écrivain anglais qui a été condamné à deux ans de « hard labour » (dur travail), pour avoir rêvé d'amours antiques, est en ce moment très gravement malade. Il doit être à l'infirmerie de la maison de force de Pantonville, où il subit sa peine. Nous disons « il doit être », car personne, ni les amis qui restent au prisonnier, ni les hommes de loi qui l'ont defendu devant le jury criminel, ni sa famille ne sont renseignés à cet égard : aucun rapport ne peut exister entre le condamné et qui que ce soit pendant les premiers mois de la peine.

Toutefois, les hautes murailles de cette prison qui a des airs de forteresse ont laissé passer quelques bruits. On sait que le dimanche 26 mai, quelques jours après sa condamnation, Oscar Wilde a assisté aux offices ; le lendemain, il travaillait selon les rigoureuses conditions légales. Mardi matin, il déclarait à ses geôliers n'avoir pu dormir depuis trois jours et trois nuits et ne pouvoir se lever. Il travailla cependant jusqu'à onze heures du matin ; à ce moment, il dût s'arrêter pris d'un évanouissement et fut reconduit dans sa cellule, avec dispense de travail jusqu'au lendemain. Mercredi, il ne put supporter le « hard Labour », on dut l'envoyer à l'infirmerie.

Son état, dit-on à Londres, fait entrevoir l'imminence d'un dénouement fatal. Les plus robustes ne résistent pas à ce châtiment épouvantable.

LE SUPPLICE

Qu'est-ce que le « hard labour » ? C'est l'emploi de divers moyens de torture. D'abord le moulin de discipline, un engin de torture des plus ingénieux. Au milieu de la prison une roue gigantesque est placée ; cette roue, de huit mètres de diamètre, dont la circonférence est garnie d'étroites palettes, affleure au bas d'une cabine qui n'a d'autre plancher que les palettes de cette roue. Le prisonnier introduit dans la cabine, la roue tournant, est obligé de suivre le mouvement et de marcher à petits pas rapides d'une palette à l'autre, sous peine d'avoir les jambes broyées entre les palettes qui fuient sous les lourdes pièces de l'échafaudage. Il s'appuie des mains à deux anneaux qui pendent au-dessus de sa tête et, dans cette position, il pèse, de son poids sur les marches de cet étrange escalier tournant.

Cette roue sert de moteur principal pour les divers ateliers de la prison. Elle tourne sous une douzaines de cabines où l'on enferme autant de condamnés qui en actionnent le mouvement de rotation. C'est une économie de charbon.

Après deux heures et demie de cette gymnastique, durée ordinaire de cette terrible corvée quotidienne, l'homme est dans un état de délabrement physique et moral qui l'empêche d'agir et de penser. Du reste la loi ne permet pas au juge de faire durer ce châtiment plus de deux ans.

L'expérience a démontré qu'aucun condamné n'atteint le terme.

Et jour et nuit, la roue tourne, tourne. Si le condamné fait mine de s'arrêter, n'en pouvant plus, les gardiens le réveillent d'un coup de lanière.

POUR SE REPOSER

Le condamné est pesé nu le premier jour. D'après les règlements il faut qu'il maigrisse et il passe fréquemment sur la bascule pour que l'effet du régime soit régulièrement constaté. S'il ne maigrit pas assez vite suivant l'ordonnance, on augmente son lot de tours de roue.

Le condamné se repose, pensez-vous. En effet, quand il sort du moulin de discipline, on le traine dans une cellule infecte, et là, assis par terre, il effiloche les vieux cordages gondronnés de la marine. Il doit les réduire en étoupes ; ses mains suffisent à cette navrante besogne. La peau se déchire sur ces mailles goudronnées et dures ; les ongles cassent, le sang coule, les muscles de la main se raidissent.

S'il refuse de travailler, le fouet. Ce n'est pas le fouet banal et peu méchant dont on menace les enfants en veine de désobéissance ; il s'agit d'un fouet à cinq lanières terminées chacune par un nœud. Le malheureux est dépouillé de ses vêtements ; étendu face contre terre, il reçoit les coups sur le dos. Le premier n'enlève que la peau, le second cingle en pleine chair vive et sanglante.

Enfin, quand cette journée de supplice est finie, qu'il n'est plus possible d'exiger de la bête humaine le moindre effort, l'heure du repos arrive : du pain sec, un morceau de graisse sont jetés au forçat par un vasistas, comme on jette derrière une grille un morceau de viande à un fauve. Et dans un angle du cachot, un lit de camp en bois, sans matelas, avec une seule couverture, attend le malheureux qui s'endort, et voudrait ne plus se réveiller.

Il y avait autrefois dans les grandes auberges un tambour tourne-broche où l'on introduisait un pauvre diable de chien qui, par son poids et en marchant à une allure régulière, entretenait le mouvement de rotation du tambour.

Ce même principe était appliqué dans les campagnes pour mouvoir les batteuses. On faisait marcher un mulet sur les marches d'un plan incliné sans fin faisant tourner l'axe du cylindre batteur.

Ni le chien du tourne-broche ni le mulet des batteuses ne duraient longtemps à cet exercice épuisant.

Voilà le « hard labour » ; voilà le châtiment qui a frappé Oscar Wilde, le dramaturge mondain couru dans les salons de Londres. Ceux qui n'en meurent pas restent abrutis, stupéfiés.

Les Anglais ont, comme nous, les travaux forcés, qu'ils appellent servitude pénale. Il n'y a pas de différence sensible entre leurs bagnes et les nôtres. Autre chose est le « dur travail ». Dreyfus est un heureux de la terre auprès d'Oscar Wilde, qui n'a pas trahi sa patrie.

Le « hard labour », c'est la « meule » des Romains qui, jadis, condamnaient les malfaiteurs à tourner la meule qui broyait le blé des greniers publics, dont on distribuait la farine à la plèbe.

LES CIVILISÉS

Comme les anciens, les Anglais qui se donnent comme les maîtres de la civilisation, utilisent et transforment la peine des malheureux en force motrice. Cela ne les empêche pas d'aller porter aux quatre coins du monde, la bible en mains, des paroles de paix et de pardon ; ils parlent de leur générosité, de leur philanthropie.

Ils ont protesté contre les traitements imposés aux nihilistes russes exilés en Sibérie et défrichant des terrains incultes, creusant des canaux, construisant des routes. Qu'est ce donc que cela à côté du « hard labour » qui fait penser au tonneau hérissé de pointes dans lequel Carthage enfermait les prisonniers qu'elle punissait de l'avoir combattue ?

Oscar Wilde, détraqué de sens et de cervélle, était digne de Charenton ; son cas relevait de la correctionnelle et frappé pour outrages aux mœurs ou attentats à la pudeur, il méritait deux ans de cellule, pendant lesquels il aurait fabriqué des chaussons de lisières ou des abat-jour. Après quoi, sa peine terminée, il serait allé boire sa honte ailleurs, loin des hommes qui le méprisent. En le frappant de peines fantastiques, hors de proportion avec ses fautes, la justice anglaise fait pousser un cri en faveur du triste sire ; on se sent pris de pitié pour ce coupable qui n'est plus qu'un mal heureux.

Le châtiment anglais est une monstruosité, aucune loi au monde n'a le droit de tuer à petit feu.

Le Jour - Wednesday, May 29, 1895

Inutile de chercher dans notre langue un mot pour traduire cette chose. Le « Hard Labour » est une invention anglaise, et je ne voudrais pas qu'il y eût dans d'autres idiomes un synonyme pour dire ce que c'est. Cela appartient en propre à un pays qui se pique de civilisation et de libéralisme ; cela tient de la place dans un Code que de savants législateurs ont rédigé.

Et voici ce qu'on appelle, de l'autre côté de la Manche, le « Hard Labour ». Au milieu d'une prison dont les hautes murailles ont des airs de forteresse, une roue gigantesque est placée. On dirait la roue d’un bateau à vapeur. Les rayons de cet immense cylindre ont une longueur de quatre mètres et le circonférence est divisée en palettes, dont l’extrémité supérieure aboutit à des cellules étroites disposées comme les marches fuyantes d'un escalier.

Pour actionner cette énorme machine, qui nuit et jour fonctionne, la vapeur est dédaignée : ce sont des êtres humains qui le poussent, de misérables créatures à qui la loi anglaise impose ce dur travail : hard labour. Suspendus des deux mains à des anneaux qui se balancent sur leur tête, les forçats de cet affreux labeur s'agitent dans le vide, poussant du pied les lourdes palettes. Et nul ne voit leur tête douloureuse, car les cachots où ils se tiennent les dérobent à toute curiosité.

Et dans te morne silence de la prison, la roue tourne, tourne ; et l'on entend, mélés au grondement sourd de l’hélice, les soupirs, les plaintes étouffées des condamnés. Défense aux pieds meurtris qui s'agitent là-haut, en cadence, de s’arrêter un instant ; des gardiens sont là qui veillent, le fouet à la main, et qui d’un coup de lanière réveillent les membres saignants et engourdis. Défense de jeter un cri de douleur, de pousser, dans cet affreux martyre, les protestations déchirantes de tout être qui souffre et ne veut plus souffrir. Il faut que l’atroce besogne continue ; il faut que la machine marche, arrachant les orteils, écorchant la peau, brisant au besoin quelque chose si le mouvement du condammné est trop lent ou maladroit.

Et lorsque, pendant trois heures, le moulin de la discipline, tread mill, a tourné, le condamné quitte sa geôle, ou plutôt le garde-chiourme l'en retire; car le misérable n'a plus de forces : accablé, geignant, perclus, il se traîne, lamentable, prét à succomber à chaque pas sous la poussée de la brute qui l’emmène.

Alors, le châtiment n‘est pas fini: il recommence sous une autre forme. Dans une cellule, puante, et où la lumiére et l’air n'entrent qu’a regret, le condamné s’assied par terre, ayant à ses côtés de vieux cordages de la marine. Il faut que ces cordages, goudronnés, longs et lourds, deviennent de l'étoupe, et les doigts du forçat sont faits pour cette besogne. Les ongles saignent, le sang coule, les muscles de la main se raidissent à ce travail de bête de somme: et tout le long de la journée ces gros câbles durs comme la pierre, seront le prétexte d'un travail inutile et douloureux.

Puis, quand cette journée de supplice est finie, qu'il n'est plus possible d’exiger de la bête humaine le moindre effort, l'heure du repos arrive: du pain sec, un morceau de graisse sont jetés au forçat par un vasistas, comme on jette derrière une grille un morceau de viande à un fauve. Et dans un angle du cachot, un lit de camp en bois, sans matelas, avec une seule couverture, attend le malheureux qui s‘endort, et voudrait ne plus se réveiller.

Voila ce que c'est que le « Hard Labour »; institution anglaise, inscrite dans les lois du gouvernement de la Reine pour punir, les malfaiteurs. Et voila de quel châtiment a eté frappé l'esthète Oscar Wilde, pour avoir commis un attentat aux moeurs.

Et devant une pareille infamie légale, je me demande si cela se passe en Europe, à la fin d’un siècle qui se prétend civilisé. Faut-il, en présence de ce supplice, que l'Inquisition oublia, mépriser les juges qui l’ont ordonné ou s'indigner contre ceux qui le tolérent.

Highlighted DifferencesNot significantly similar