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Le Figaro - Sunday, June 9, 1895
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Le Jour - Monday, June 10, 1895
Difference
Ce malheureux Oscar Wilde, que la perversion des sens a conduit au hard labour, semble avoir eu le pressentiment de sa propre destinée.
Il y a dans un de ses recueils, Intentions, une étude bien curieuse et dont il est surprenant que l'avocat de la Couronne n'ait pas lu quelques extraits suggestifs aux jurés anglais.
C'est la biographie d'un littérateur, d'un critique d'art, d'un peintre du commencement du siècle, Thomas Griffiths Wainewright, dont l'ami du jeune lord Douglas évoque la troublante figure avec une sorte de passion maladive, comme s'il avait trouvé en lui un précurseur.
Comme Oscar Wilde, Thomas Wainewright fut un essayist remarquable, un écrivain d'un rare tempérament artistique, un « dilettante de choses délicieuses ». Comme lui, il fut perdu par la culture intensive du moi et par la recherche d'émotions nouvelles, avec cette différence que du vice il a roulé jusqu'au crime.
Pen, pencil, and poison : ce titre qu'Oscar Wilde a choisi pour son étude résume en trois mots la vie aventureuse de Thomas Wainewright. Ni la plume ni le pinceau n'ayant satisfait son idéal, c'est au poison qu'il a demandé les jouissances suprêmes, et son biographe ajoute, non sans quelque admiration peut-être, qu'il fut, « en même temps qu'un empoisonneur subtil et presque sans rival à aucune époque, un faussaire d'une capacité peu commune ».
L'esthète anglais s'étend avec complaisance sur la beauté et l'élégance de ce bandit :
Ses magnifiques bagues, l'antique camée de son épingle de chemise, ses gants de chevreau citron étaient bien connus de la ville, qu'il bouleversait avec ses allures de dandy. Ses chevaux richement bouclés, ses beaux yeux, ses mains d'une blancheur exquise lui donnaient la dangereuse et délicieuse distinction d'être différent des autres.
Eh bien, ce peintre amoureux de la pureté des lignes, ce poète épris de l'harmonie des belles choses, ce collectionneur dont le cabinet de travail était un musée, cet érudit qui avait débuté par de remarquables études sur Rubens, sur Rembrandt, sur Michel-Ange, sur les poètes français de la Renaissance, devait finir comme convict à la Terre de Van Diemen, et il est difficile de se rendre compte, à lire Oscar Wilde, si son intérêt est plus vif pour le poète et le prosateur que pour l'empoisonneur et pour le faussaire :
Comment ce jeune homme si cultivé, écrit-il, fut fasciné par l'étrange passion du poison, c'est ce qu'il ne nous a pas révélé, et le journal où il notait avec soin le résultat de ses terribles expériences et les méthodes qu'il avait adoptées est malheureusement perdu pour nous.
Il est certain, cependant, que ce poison était la strychnine.
La première victime de Thomas Wainewright fut son oncle, Thomas Griffiths, qui l'avait élevé. Il l'empoisonna en 1829 pour hériter de la coquette villa des environs de Londres où il avait passé son enfance et dont « les délicieux ombrages lui avaient inspiré ses premières esquisses ».
L'année suivante, Thomas Wainewright empoisonnait sa belle-mère, mistress Abercrombie, et, quelques mois après ce second crime, il donnait la mort la jeune sœur de sa femme, la charmante Helen Abercrombie.
Le mobile de l'empoisonnement de mistress Abercrombie, nous raconte tranquillement Oscar Wilde, est resté mystérieux.
Le mobile de l'empoisonnement de mistress Abercrombie est resté mystérieux.
Peut-être l'a-t-il empoisonnée par caprice, ou pour surexciter quelque sensation hideuse de la puissance qu'il savait en lui, ou parce qu'elle soupçonnait quelque chose de la mort soudaine de l'oncle, ou pour rien.
Peut-être l'a-t-il empoisonnée par caprice, ou pour surexciter quelque sensation hideuse de la puissance qu'il savait en lui, ou parce qu'il soupçonnait quelque chose de la mort soudaine de l'oncle, ou pour rien.
Quant au meurtre d'Helen Abercrombie, il fut résolu par lui en vue de bénéficier d'une assurance de 18,000 livres (450,000 fr.) qu'elle avait contractée sur la vie.
Quant au meurtre d'Helen Abercrombie, il fut résolu par lui en vue de bénéficier d'une assurance de 18,000 livres (430,000 fr.) qu'elle avait contractée sur la vie.
Helen l'avait accompagné à Londres, où Thomas Wainewright était venu passer quelques jours avec sa femme.
Helen l'avait accompagné à Londres, où Thomas Wainwright était venu passer quelques jours avec sa femme.
Dans la soirée du 12 décembre 1830, la jeune fille se trouva souffrante pendant un souper, au sortir du théâtre.
Dans la soirée du 12 décembre 1830, la jeune fille se trouva souffrante pendant un souper, au sortir du théâtre.
Le lendemain, elle était plus mal. Elle vécut pourtant jusqu'au 20. Ce jour-là, M. et Mme Wainewright lui apportèrent une gelée empoisonnée, puis s'en furent promener. Quand ils revinrent, Helen était morte.
Le lendemain, elle était plus mal. Elle vécut pourtant jusqu'au 20. Ce jour-là, M. et Mme Wainewright lui apportèrent une gelée empoisonnée, puis s'en furent promener. Quand ils revinrent, Helen était morte.
Elle était dans sa vingtième année. C'était une frêle et gracieuse jeune fille avec de très beaux cheveux blonds.
Elle était dans sa vingtième année. C'était une frêle et gracieuse jeune fille avec de très beaux cheveux blonds.
Une charmante esquisse d'elle, par son beau-frère, existe encore et montre combien le style artistique de Thomas Wainewright avait été influencé par sir Thomas Lawrence, qui lui avait toujours inspiré la plus vive admiration.
Une charmante esquisse d'elle, par son beau-frère, existe encore et montre combien le style artistique de Thomas Wainewright avait été influencé par sir Thomas Lawrence, qui lui avait toujours inspiré la plus vive admiration.
C'est la seule réflexion dont Oscar Wilde fasse suivre le récit de cet épouvantable crime qui, d'ailleurs, resta impuni, malgré le procès que les compagnies d'assurances sur la vie intentèrent à l'empoisonneur.
C'est seulement comme faussaire que Wainewright devait être condamné. Il avait contrefait la signature d'un trustee pour toucher une assez forte somme qui lui revenait de sa mère, et qu'il destinait, paraît-il, à compléter sa collection de camées anciens.
Pendant plusieurs années, la police de Londres, qui ignorait d'ailleurs que ce faussaire fût un empoisonneur, le rechercha infructueusement.
Thomas Wainewright était passé sur le continent. Il habitait Boulogne-sur-Mer, où il avait suivi une jeune fille et où il devait commettre avec le même implacable sang-froid un nouvel empoisonnement.
A Boulogne, où il séjourna chez le père de la jeune fille, nous raconte Oscar Wilde, il persuada à ce gentleman de s'assurer sur la vie, pour 3,000 livres, à la Compagnie le Pélican.
A Boulogne, où il séjourna chez le père de la jeune fille, nous raconte Oscar Wilde, il persuada à ce gentleman de s'assurer sur la vie, pour 3,000 livres, à la Compagnie le Pélican.
Les formalités une fois remplies, la police signée, il versa quelques gouttes de strychnine dans le café de son hôte.
Les formalités une fois remplies, la police signée, il versa quelques gouttes de strychnine dans le café de son hôte.
Son but paraît avoir été de se venger des compagnies d'assurances, qui lui causaient tant de mécomptes avec leur procès.
Son but paraît avoir été de se venger des compagnies d'assurances, qui lui causaient tant de mécomptes avec leur procès.
Son ami mourut le lendemain, et Thomas Wainewright quitta aussitôt Boulogne pour faire une tournée d'esquisses à travers les parties les plus pittoresques de la Bretagne.
Son ami mourut le lendemain et Thomas Wainewright quitta aussitôt Boulogne pour faire une tournée d'esquisses à travers les parties les plus pittoresques de la Bretagne.
De là il partit pour Paris, où il passa plusieurs années, vivant très mystérieusement, et ce ne fut qu'en 1837 qu'il se hasarda à revenir en Angleterre, fasciné follement par une femme qui y retournait.
De là il partit pour Paris, où il passa plusieurs années, vivant très mystérieusement, et ce ne fut qu'en 1837 qu'il se hasarda à revenir en Angleterre, fasciné follement par une femme qui y retournait.
Faut-il s'étonner de cette imprudence ? Il paraît que la femme était belle, très belle... et puis elle ne l'aimait pas !
Faut-il s'étonner de cette imprudence ? Il paraît que la femme était belle, très belle... et puis elle ne l'aimait pas !
Arrêté presque aussitôt et traduit devant la Cour d'assises d'Old Bailey, le faussaire fut condamné, le 5 juillet 1837, à la transportation à vie et conduit à Newgate en attendant son embarquement pour les colonies.
Dans un passage fantaisiste de ses premiers Essais, il s'était imaginé lui-même enfermé dans la geôle sous sentence de mort.
Aussi bien, la condamnation qui le frappait était pour un homme de son intelligence une sorte de mort.
Pendant qu'il était à Newgate, Charles Dickens, qui visitait avec quelques littérateurs de ses amis les prisons de Londres — à la recherche d'impressions artistiques, nous dit encore Oscar Wilde — eut l'occasion de passer près du futur convict. Thomas Wainewright vint à lui, le regardant fixement, mais les visiteurs eurent horreur de le reconnaître.
De Newgate, le condamné fut embarqué pour la Terre de Van Diemen.
Le voyage lui parut insupportable, et dans une lettre à un ami il parlait avec amertume de « son dégoût de poète et d'artiste d'être accouplé à des rustres ».
Aucun remords, d'ailleurs. Dans une autre lettre intime, où il fait allusion à l'empoisonnement de sa jeune belle-sœur :
— Certainement, écrit-il, c'est une chose épouvantable ! Mais cette pauvre Helen avait les chevilles si épaisses ! »
A la Terre de Van Diemen, Thomas Wainewright se remit à écrire et à peindre, et — ajoute Oscar Wilde — il ne perdit pas davantage l'habitude d'empoisonner. Les archives de la colonie révèlent qu'il tenta d'expédier dans l'autre monde deux de ses compagnons qui avaient essayé de lui nuire. Mais sa main n'était plus aussi sûre, et ce double attentat échoua, sans qu'il apparaisse d'ailleurs que Thomas Wainewright en ait été puni.
Il passa les dernières années de sa vie à réclamer vainement sa grâce, parlant de lui, dans ses pétitions, comme « d'un homme tourmenté par ses efforts pour réaliser la perfection de la forme, entravé dans l'accroissement de ses connaissances, et privé de toute conversation profitable et même décente ».
Ces considérations esthétiques n'eurent point le don de fléchir l'autorité, et le héros d'Oscar Wilde mourut d'apoplexie le 15 mai 1852, n'ayant pour tout compagnon qu'un chat, pour lequel il ressentait une affection extraordinaire, et s'occupant à peindre des portraits de femmes « dans l'expression desquels il trouvait moyen de faire passer quelque chose de sa propre perversité ».
Telle est l'histoire du condamné d'autrefois, racontée par le condamné d'aujourd'hui.
Oscar Wilde, qui n'a pas pour ce monstre un mot de blâme, fait suivre ce récit des crimes de Thomas Wainewright de réflexions bizarres, dans lesquelles on sentira passer quelque chose de sa propre apologie :
Cette étrange et puissante figure, écrit-il, est un fort intéressant sujet d'étude. Le fait qu'un homme fut un empoisonneur ne peut rien contre sa prose. Les vertus domestiques ne sont point les vraies bases de l'art.
Thomas Wainewright n'en eut pas moins un sincère amour de l'art et de la nature.
II n'y a pas d'incompatibilité essentielle entre la culture intellectuelle et le crime.
Thomas Wainewright est seulement trop près de notre temps pour que nous puissions former sur lui un jugement purement artistique. Mais s'il avait porté un costume et parlé une langue différents des nôtres ; s'il avait vécu dans la Rome impériale ou à l'époque de la Renaissance italienne, nous serions parfaitement capables de juger impartialement sa valeur.
Au lendemain du procès d'Oscar Wilde, il était curieux de mettre en lumière ces réflexions.
Je les livre aux psychologues qui font profession d'analyser les « états d'âme ».
Dans ce dédain de la morale courante, dans cette affectation d'ériger en aberrations artistiques des crimes parfaitement vulgaires, il y a sans doute beaucoup de pose. Il y a aussi de la plaidoirie.
Nul doute qu'à sa sortie de prison Oscar Wilde ne nous explique par d'autres considérations esthétiques son enthousiasme pour la pureté des lignes du jeune lord Douglas.