Difference
L'impression la plus profonde est causée, non seulement à Londres, mais dans toute l'Angleterre, par le verdict rendu dans l'affaire Queensberry-Wilde et par l'arrestation de ce dernier. Depuis le commencement des débats, les journaux de l'après-midi ont publié éditions sur éditions et il n'était guère d'autre sujet de conversation.
On connaît les faits transmis au jour le jour par le télégraphe: le célèbre poète et dramaturge, accusé ouvertement de professer des goûts ... ecclésiastiques par lord Queensberry, a eu l'imprudence de poursuivre celui-ci pour diffamation, et le procès s'est terminé par un verdict de non-culpabilité rendu en faveur du défendeur, autrement dit par la condamnation de M. Wilde, contre lequel un mandat d'amener était aussitôt lancé.
Le même jour, vers sept heures du soir, le poète, suivi depuis sa sortie du tribunal par deux détectives qui n'attendaient pour l'appréhender que la délivrance d'un «warrant» en due forme, était arrêté au Cadogan hotel et conduit au poste de Bow street. Ce bâtiment est à la fois tribunal et prison provisoire: une série de cellules situées un peu au-dessous du sol et donnant sur un couloir sombre, étroit, reçoivent les délinquants qui ont à s'expliquer avec sir John Bridge.
C'est là que l'élégant auteur de Dorrien Grey a passé une nuit des moins agréables, livré à des reflexions peu rassurantes, car les actes dont il est accusé entraînent la terrible penal servitude pour une durée minimale de dix ans et, si des circonstances atténuantes ne sont trouvées, pour la vie.
En Ecosse, jusqu'en 1887, c'était même la peine de mort qui menaçait les sodomites.
Oscar Wilde est sorti le matin du poste, se plaignant de ce qu'il ne lui fût pas permis de fumer et n'acceptant, pour toute subsistance qu'un peu de poulet froid et une tasse de café. Aussi paraissait-il hagard et défait lorsqu'il comparut ce matin, sur le coup d'onze heures, devant sir John Bridge, magistrat présidant le tribunal de police de Bow street. Bientôt, pourtant, il reprenait cette attitude de détachement et d'indifférence dillettante qui lui réussit si mal en cour d'Old Bailey.
M. F.-C. Gill, qui poursuit au nom de la trésorerie, et M. Humphrey, avoué chargé provisoirement de la défense, venaient à peine de gagner leurs places, lorsqu'on vit entrer, entre deux détectives, l'invidu que recherchait la police et qui passe pour le pourvoyer de M. Wilde. Il vient d'être arrêté près de sa maison de Pimlico.
C'est un nommé Alfred Taylor. Il est fort bien mis et paraît intelligent; son attitude pendant les débats est la même que celle de M. Wilde, avec une nuance de cynisme en plus, car il sourit aux détails particulièrement répugnants racontés par les témoins.
Ceux-ci réitèrèrent le récit des faits honteux déjà confessés aux avoués du marquis de Queensberry.
Le jeune Parker, un valet sans emploi, fut présenté, avec son frère le groom, à M. Wilde par Taylor; ils dinèrent ensemble en cabinet particulier et, après force libations au champagne, Parker accompagna l'écrivain à l'hôtel Savoy. Ils devaient y avoir tous deux plusieurs tête-à-tête qui rapportaient au jeune valet de 50 à 75 francs en moyenne.
Wood raconte à peu près la même histoire; seulement, plus avisé que Parker, il rompit bientôt ses relations avec de « pareilles gens ». Puis c'est le tour du masseur de l'hôtel Savoy, dont les accusations contre M. Wilde sont confirmées par une femme de chambre.
Voici enfin Mme Grant, propriétaire de la maison jadis habitée, à Little-College street, par Taylor, qui dépose que ce personnage recevait fréquemment des jeunes gens dans ses chambres fastueusement meublées, éclairées d'une lumière spéciale et où brûlaient des parfums. Aux afternoon tea qu'il y donnait, Taylor paraissait en un élégant déshabillé, « tel qu'une petite maîtresse »...
A la fin d'une des dépositions, le ministère public fait cette remarque: «Nous sommes ici pour nous occuper de l'affaire Wilde. Mais je crois savoir que d'autres personnes assistaient aux réunions dont on vient de parler». C'est ce que confirme le témoin, qui signale le départ de deux d'entre elles pour le continent. Et, à ce propos, je peux ajouter qu'il est sérieusement question de l'arrestation imminente d'un haut personnage compromis dans la même affaire de moeurs... Et quelles moeurs!...
A la fin d'une des dépositions, le ministère public fait cette remarque: « Nous sommes ici pour nous occuper de l'affaire Wilde. Mais je crois savoir que d'autres personnes assistaient aux réunions dont on vient de parler. » C'est ce qu'a confirmé le témoin, qui a signalé la départ de deux d'entre elles pour le continent.
Après que M. Humphrey eut, au nom de M. Wilde, réservé son droit de procéder à un contre-interrogatoire des témoins, sir John Bridge annonça l'ajournement des débats à jeudi prochain. La demande de mise en liberté sous caution, formulée en faveur du prisonnier, fut rejetée.
Les journaux de cet après-midi se font l'écho des rumeurs les plus sensationnelles et il est inutile de dissimuler qu'on se demande un peu partout sur quelle illustration la foudre va tomber: il y a assurément de l'orage dans l'air. Une nouvelle bien extraordinaire est celle d'après laquelle sir Edward Clarke, qui représentait M. Wilde dans le procès intenté à lord Queensberry, offrirait de le défendre cette fois encore, et gratuitement. Sir Edward Clarke était le solicitor général de la dernière administration conservatrice; il est aussi l'un des chefs du parti clérical anglais à la Chambre des Communes.
M. Oscar Wilde a été heureux qu'une foule de hauts personnages qui, dans les somptueux et discrets hôtels du West-End, dans les nids capitonnés de Regent street, Piccadilly et surtout de Saint John's Wood, se livrent sans contrainte à leurs penchants unisexuels. Ayant eu affaire à un père alarmé pour la vertu - peu farouche - de son fils, le poète va non seulement expier ses actes, mais encore servir de bouc émissaire. L'aristocratie anglaise, dont les moeurs sont tout aussi peu recommandables, avec, en plus, une hypocrisie bigote, va se redonner une virginité en se montrant impitoyable.
Parmi les journaux dont le langage prête à sourire se trouve le Daily Telegraph. Qui rend-il responsable des moeurs de M. Wilde? La France! La France, dont l'influence corruptrice gangrène insensiblement le théâtre et la littérature anglaises.
On croit rêver et l'on est obligé de s'esclaffer pour ne point s'indigner; car si l'art britannique moderne, assez faible, est maintenant obligé de s'aviver au contact de l'esthétique étrangère en général et française en particulier, la sodomie est malheureusement une plaie presque aussi nationale que l'ivrognerie et le paupérisme.
Le Daily Telegraph a-t-il oublié les petits télégraphistes?
Chaque pays a ses hontes comme ses gloires, et il n'entre pas dans notre pensée de solidariser avec M. Wilde tous ses compatriotes. Néanmoins, il est facile, lorsque des tartufes crient à la corruption étrangère, de leur répondre qu'il n'existe guère dans une autre ville de l'Europe l'analogue de Hyde park, où, le soir, sur chaque banc, contre chaque arbre, des couples s'adonnent aux exercices les plus folichons et où des soldats arpentent les sentiers ombreux cherchant non des femmes, mais des hommes.