Echec aux Pharisiens
Pour Monsieur Henry Bauër.

Lorsque, sous une impulsion manifestement divine, les uns suscités par Minerve, les autres conduits par l'Esprit saint, chrétiens et libres-penseurs du Royaume-Uni, émus en faveur d'Oscar Wilde et tournés vers Paris, appelèrent au secours de leur bonne action la magnanimité française, quelque chose de meilleur que l'usuelle débonnaireté, cette Pitié suprême dont Hugo blasonna les prophètes et les martyrs répondit à leur invocation.

Stuart Merrill, que des affinités de race donnent pour compatriote à l'auteur de Dorian Gray tandis que ses nobles vers enrichissent d'incomparables mélodies le trésor des Rimeurs gaulois, Stuart Merrill, artisan d'actes généreux aussi bien qu'ouvrier sans défaut ès besognes lyriques, a pris l'initiative. Il s'est fait, chez nous, le promoteur de la bonne entreprise de ce retour vers la justice, la raison et l'humanité.

Par son zèle, une pétition quémande l'élargissement pur et simple du captif à Sa Gracieuse Majesté. Mais par quel moyen toucher le cœur de la vieille reine sous la triple cuirasse du piétisme, de l'âge et du pouvoir ? Un mouvement d'opinion, sans doute, la prière des plus notables parmi ces écrivains de France dont l'univers entier se adopte les écrits.

La liste de Stuart Merrill se couvre de noms illustres, les plus grands, les plus purs entre les maîtres de la langue, tenant à honneur d'y poser leur seing.

Le doux François Coppée, sachant par le menu ses devoirs de paternel bonhomme ne réserve point son patarafe, cher aux instituteurs. Néanmoins, et pour conserver ses relations amicales avec le fruitier du coin, il ne retient de « ses titres » que celui de « membre protecteur » à la Société Uhrich ! D'ailleurs Oscar Wilde, infortune à part, ne l'intéresse guère. Vous concevez sans peine qu'un poète aussi béni que le père du fameux alexandrins :
Une pendule avec Napoléon dessus,
ne saurait prêter qu'une attention vague aux sombres et magnifiques lamentations de Dorian Gray.

Un autre académicien, Sardou, le macrobite, se déclare franchement scandalisé d'une pareille commisération. Voilà son opinion, car il opine, le monsieur indestructible, voilà son opinion de couturier achalandé pour théàtres de genre, de tapissier en camelote historique, de plagiaire accroupi, depuis cinquante ans, sur les œufs d'autrui. Je crains bien aussi que d'autres encore aient glissé quelque restriction pudibonde et sapientale. Toutefois ils signeront la pancarte, ce qui est le point essentiel.

Une si belle entente de personnes communément désunies trouve son explication dans les affres sans nom que subit l'Esthète en son cachot.

Ne pouvant sous les yeux de la presse et devant la curiosité européenne renouveler pour son ancien favori le pal incandescent d'Edward II, la société anglaise fait expier au Benjamin déchu l'engouement grotesque, le « béguin », si j'ose dire, dont il fut, depuis son adolescence, l'incompréhensible objet. Ainsi la Pudeur anglicane rachète ses égarements.

D'accord avec la tradition biblique, elle choisit une hostie propitiatoire, un bouc d'iniquité chargé d'assumer, devant le Siècle et les Gentils, ses hontes mystérieuses, ses lèpres inavouées.

Elle punit aussi le pauvre Esthète de l'avoir admiré jadis.

Tant d'imitations idolâtres, de complaisances abjectes, tant de louanges serviles, à présent, se dressent contre lui.

Platitude, frivolité, snobisme, la tourbe des salons fait expier au vaincu tous ses ridicules et toutes ses erreurs. Le tournesol qu'implanta chez les belles préraphaëlistes son caprice indiscuté ne tourne guère vers le soleil couchant. Et c'est pourquoi les gens à la mode font pénitence de leur enthousiasme passé en reniant à l'envi leur infortuné modèle. Oscar Wilde, au surplus, se montrait dédaigneux, élégant et neuf en toutes ses manières. Des femmes l'adoraient. N'était-ce point assez pour qu'au premier faux pas, à la défaillance qui, pour toujours, le séparait du monde factice et triomphal auquel sa volonté donnait des lois, n'était-ce point assez pour ameuter contre lui, toutes les haines, toutes les hypocrisies, toutes les vanités que tourmenta, si longtemps, son orgueilleux bonheur ?

Aussi, nulle peine assez dure pour un tel coupable, nul châtiment assez infâme, nulle croix assez pesante, nulle vindicte assez implacable, nul bourreau assez expert. Une cruauté d'Apache dose les tourments du forçat, le contraint d'user ses doigts saignants sur la corde goudronnée, dans le silence d'un éternel cachot.

Non ! Pellico lui-même, sous les plombs de Venise, n'endura pas de telles horreurs. Il faut le génie atroce, la cruauté systématique de marchands bigots pour atteindre ce faîte d'inclémence, pour organiser ainsi le rythme quotidien de la méchanceté.

Les gens de négoce ne savent aimer ni compatir. Et ce lent assassinat d'un admirable artiste ne trouble aucunement la sérénité des philistins de Londres, ruminant à leurs comptoirs.

* * *

Pourtant, quel crime a-t-il commis, cet Oscar Wilde, si longtemps fêté ? Ne pourrait-on, sans courroux ni parti pris, émettre quelques réflexions d'où le respect des bienséances n'exclurait pas tout à fait la raison et la charité ?

Sa faute, imputable à des causes dont nul docteur, que je sache, n'élucida l'obscurité, sa faute est, peut-être, vénielle entre toutes et la plus excusable aux yeux du moraliste, car le Moi du délinquant y prend la moindre part.

Une fatalité que l'on ne saurait incriminer avec justice, puisqu'elle ne résulte ni d'un choix possible et librement consenti, ni d'une corruption intellectuelle, mais de cet appétit obscur autant qu'irrésistible, Eros, Cupido, « tyran des hommes et des » dieux », courbe l'amoureux pantelant sous le joug des pires concupiscences, ne permettant pas à son esclave de choisir, lui-même, son péché.

De nombreux criminalistes : Lombroso, Tarde, Lacassagne, Moreau de Tours exonèrent, ou peu s'en faut, le criminel de toute responsabilité, cependant que, d'accord avec leurs prémisses, ils contestent au génie le libre choix de ses créations. Que Dante échafaude la Divine Comédie ; que Passanante ramasse, pour un moderne régicide, le poignard de Chéreas ; que Fra Diavolo emprunte aux touristes leur argent de poche en attendant la serinette d'Auber, ces gens-là subissent tous une même loi de déterminisme, cèdent inéluctablement au mobile le plus fort, résultant de leur complexion.

Cette doctrine a séduit plus d'un philosophe, quelque désolante qu'elle soit, et ses affirmations ne manquent pas de faire paraître maints côtés spécieux.

Eh bien ! si nous ne pouvons rien affirmer touchant le mérite ou le démérite ; si le doute reste permis devant les forfaits qui troublent l'ordre naturel aussi bien que le pacte social: si le meurtrier, le voleur ont quelque chance, malgré leurs œuvres scélérates, de n'être pas incriminés, comment oserions-nous porter un jugement sur la ténébreuse réaction d'organes par quoi les affinités d'amour s'incorporent dans nos sens ?

De toutes les fatalités où l'homme est asservi, la plus humiliante est, sans conteste, l'épilepsie d'une minute chargée de perpétuer l'espèce et qui, selon un mot célèbre, fait Marc-Aurèle égal à son palefrenier. Pourquoi donc prétendre régir cette honte, donner des lois à cette aberration fugitive ?

Encore si les comportements d'Oscar Wilde avaient été une exception ! A parler franc, rien n'est plus ordinaire dans la civilisation contemporaine. Les coupables seuls ou les jocrisses peuvent feindre quelque ignorance là-dessus.

Je néglige, bien entendu, le trafic éhonté qui se montre ingénument sur le pavé luxurieux des grandes villes : je ne parle pas des cafés hantés par les débauchés hétérodoxes, ni des jardins publics, quand, par les soirs d'été, acacias et vernis jettent dans l'air des pollens aux senteurs animales. Je veux ignorer aussi les bontés des clubs aristocratiques pour les télégraphistes ingénus. Même je tâche d'oublier ce peuple de Lesbiennes dont pullulent certaines brasseries ainsi que les tables d'hôte où la langue de veau ne s'accommode pas toujours à la sauce piquante.

Admettons, j'y consens, que le dix-neuvième siècle ait, pour apanage, les plus rares vertus.

Si faible comme il est et proche de la fin, je ne répugne aucunement à louer son impuissance comme une fleur de pureté.

Mais, de grâce, pourquoi tant de fureurs lorsqu'un être artiste, intelligent, assouvit à sa manière la lubricité de son « frère àne » ? Pourquoi tant d'importance à la malpropreté négligeable de celui qui peut donner à ses frères les nobles joies de l'esprit ? Votre horreur du crime antiphysique vous fera-t-il oublier la doctrine et la mort auguste de Socrate ? Jetterez-vous au feu les vers d'Anacréon ? Et l'Alexis de Virgile ? Et Catulle ? Et Martial ? Contesterez-vous la science de Brunetto Latini ou l'esprit de Boisrobert ?

Pourvu que les complices (pour leur donner leur épithète légale) soient d'âge à consentir librement tous deux ; pourvu que le faible soit défendu et l'enfance protégée, ne serait-il pas humain de châtier par le seul ridicule tel demi-fou qui s'attribue l'androgynat ?

Parce qu'un tel malade inspire le dégoût à tout être normal, lui refuserez-vous la pitié que vous accordez cependant au lépreux, à l'idiot, au monstre quel qu'il soit ?

Mais la morale traditionnelle, mais la Convention indestructible n'ont que faire de la justice et, pour affirmer leurs dogmes, sacrifient volontiers des victimes humaines.

Le sacrifice, d'ailleurs, prend une odeur tout à fait agréable au Pignouflisme universel quand le couteau déchire, sur l'autel, un misérable convaincu de poésie, d'élégance ou de beauté.

TYBALT.

Failure of the Pharisees
For Mr. Henry Bauer.

When, under an obviously divine impulse, some stirred up by Minerva, others led by the Holy Spirit, Christians and free-thinkers from the United Kingdom, moved in favor of Oscar Wilde and turned towards Paris, called for help from their good deed French magnanimity, something better than the usual good-naturedness, that Supreme Pity with which Hugo blazoned the prophets and the martyrs responded to their invocation.

Stuart Merrill, whom racial affinities give as a compatriot to the author of Dorian Gray while his noble verses enrich the treasure of the Gaulish rhymers with incomparable melodies, Stuart Merrill, craftsman of generous acts as well as faultless worker lyrical tasks, took the initiative. He made himself, among us, the promoter of the good enterprise of this return to justice, reason and humanity.

By his zeal, a petition begs the pure and simple release of the captive to His Gracious Majesty. But by what means to touch the heart of the old queen under the triple breastplate of pietism, age and power? A movement of opinion, without doubt, the prayer of the most notable among those writers of France whose writings the whole universe adopts.

Stuart Merrill's list is covered with illustrious names, the greatest, the purest among the masters of the language, taking it as their honor to put their hand in it.

Sweet François Coppée, knowing by the menu his duties as a paternal gentleman, does not reserve his patarafe, dear to teachers. Nevertheless, and to maintain his friendly relations with the local fruiterer, he retains of his "titles" only that of "protective member" at the Uhrich Society! Moreover, Oscar Wilde, misfortune apart, hardly interests him. You can easily imagine that a poet as blessed as the father of the famous Alexandrians:
A clock with Napoleon on it,
can pay only vague attention to the dark and beautiful lamentations of Dorian Gray.

Another academician, Sardou, the macrobite, declares himself frankly scandalized by such commiseration. That's his opinion, because he opines, the indestructible gentleman, that's his opinion of a well-stocked fashion designer for genre theatres, of an upholsterer in historical junk, of a plagiarist squatting, for fifty years, on other people's eggs. I also fear that others have slipped in some prudish and sapiential restriction. However, they will sign the sign, which is the essential point.

Such a beautiful understanding of people commonly disunited finds its explanation in the nameless pangs that the Esthete undergoes in his dungeon.

Unable under the eyes of the press and in front of European curiosity to renew for its former favorite the incandescent pal of Edward II, English society makes the fallen Benjamin atone for the grotesque infatuation, the "crush", if I may say so, of which he was, since his adolescence, the incomprehensible object. Thus Anglican Modesty redeems its errors.

In accordance with the biblical tradition, she chose a propitiatory host, a goat of iniquity responsible for assuming, before the Century and the Gentiles, his mysterious shame, his unacknowledged leprosy.

She also punishes the poor Esthete for having once admired her.

So many idolatrous imitations, abject complacency, so much servile praise, now rise up against him.

Flatness, frivolity, snobbery, the peat of the salons makes the vanquished atone for all his ridiculousness and all his errors. The sunflower which his undisputed caprice implanted among the beautiful Pre-Raphaelists hardly turns towards the setting sun. And that is why fashionable people do penance for their past enthusiasm by denying their unfortunate model. Oscar Wilde, moreover, was disdainful, elegant, and new in all his ways. Women adored him. Wasn't that enough so that at the first misstep, at the weakness that forever separated him from the factitious and triumphant world to which his will gave laws, wasn't that enough to stir up against him, all the hatreds, all the hypocrisies, all the vanities tormented for so long by his proud happiness?

Also, no sentence harsh enough for such a culprit, no punishment infamous enough, no cross heavy enough, no punishment implacable enough, no executioner expert enough. An Apache cruelty balances out the torments of the convict, forcing him to wear out his bleeding fingers on the tarred rope, in the silence of an eternal dungeon.

Nope ! Pellico himself, under the weight of Venice, did not endure such horrors. It takes the atrocious genius, the systematic cruelty of bigoted merchants to reach this peak of inclemency, to thus organize the daily rhythm of wickedness.

Business people do not know how to love or sympathize. And this slow assassination of an admirable artist in no way disturbs the serenity of the London Philistines, ruminating at their counters.

* * *

However, what crime has he committed, this long-celebrated Oscar Wilde? Couldn't we, without wrath or bias, express some reflections from which respect for propriety would not completely exclude reason and charity?

His fault, attributable to causes of which no doctor, as far as I know, has elucidated the obscurity, his fault is, perhaps, the most venial of all and the most excusable in the eyes of the moralist, because the Ego of the delinquent takes the lesser part.

A fate that cannot be incriminated with justice, since it results neither from a possible and freely consented choice, nor from an intellectual corruption, but from this obscure and irresistible appetite, Eros, Cupido, "tyrant of men and “gods”, bends the lover panting under the yoke of the worst lusts, not allowing his slave to choose his own sin.

Many criminologists: Lombroso, Tarde, Lacassagne, Moreau de Tours exonerate, or nearly so, the criminal from all responsibility, while, in agreement with their premises, they deny to the genius the free choice of his creations. Let Dante construct the Divine Comedy; that Passanante picks up, for a modern regicide, the dagger of Chéreas; that Fra Diavolo borrows their pocket money from tourists while waiting for Auber's serinette, these people all undergo the same law of determinism, inevitably yield to the strongest motive, resulting from their complexion.

This doctrine has seduced more than one philosopher, however distressing it may be, and its affirmations do not fail to make many sides appear specious.

Well ! if we cannot affirm anything concerning merit or demerit; if doubt remains permitted in the face of crimes that disturb the natural order as well as the social pact: if the murderer, the thief have some chance, despite their villainous works, of not being incriminated, how would we dare to pass judgment on the dark reaction of organs by which the affinities of love are incorporated in our senses?

Of all the fatalities to which man is enslaved, the most humiliating is, without question, the epilepsy of a minute responsible for perpetuating the species and which, according to a famous saying, makes Marc-Aurèle equal to his groom. Why then claim to govern this shame, to give laws to this fugitive aberration?

Even if the behavior of Oscar Wilde had been an exception! Frankly speaking, nothing is more ordinary in contemporary civilization. The culprits alone or the narcotics can feign some ignorance on this.

I neglect, of course, the shameless traffic which shows itself ingenuously on the luxurious pavements of the big cities: I do not speak of the cafes haunted by heterodox debaucheries, nor of the public gardens, when, on summer evenings, acacias and varnishes throw animal-scented pollen into the air. I also want to ignore the kindnesses of aristocratic clubs for ingenuous telegraphers. Even I try to forget this people of Lesbians which abound in certain brasseries as well as the tables d'hôte where the tongue of veal does not always go well with the hot sauce.

Let us admit, I agree, that the nineteenth century has, for its prerogative, the rarest virtues.

Weak as he is and near the end, I have no qualms about praising his impotence as a flower of purity.

But, please, why so much fury when an artistic, intelligent being satisfies in his own way the lust of his "donkey brother"? Why so much importance to the negligible filthiness of him who can give his brothers the noble joys of the spirit? Will your horror of the antiphysical crime make you forget the doctrine and the august death of Socrates? Will you cast the verses of Anacreon into the fire? And Virgil's Alexis? And Catullus? And Martial? Will you dispute the science of Brunetto Latini or the spirit of Boisrobert?

Provided that the accomplices (to give them their legal epithet) are of an age to both consent freely; provided that the weak are defended and childhood protected, would it not be human to chastise by mere ridicule such a half-madman who assumes androgyny?

Because such a patient inspires disgust in every normal being, will you refuse him the pity that you grant to the leper, to the idiot, to the monster, whatever he may be?

But traditional morality, but the indestructible Convention have nothing to do with justice and, to affirm their dogmas, willingly sacrifice human victims.

Sacrifice, moreover, takes on an odor quite agreeable to universal Pignouflism when the knife tears, on the altar, a wretch convinced of poetry, elegance or beauty.

TYBALT.

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