La Grâce d'Oscar Wilde

Je sais que j'aborde ici une question fort délicate. Mais, ces questions, je ne les crains pas, celles, surtout, que je puis aborder avec pleine liberté, n'étant pas suspect, de parler pro domo. Il s'agit du projet d'une pétition, adressée à Sa Gracieuse Majesté la reine Victoria, par des lecteurs français et anglais, pour solliciter la grâce d'Oscar Wilde. Ce projet qui, d'abord, semblait avoir trouvé un bon accueil dans les milieux littéraires, a été, à l'examen, plus froidement reçu et paraît devoir être abandonné. Les gros bonnets se sont dérobés. C'a été un peu l'histoire de la sonnette à attacher au cou du chat. « Idée excellente ! » s'est écrié en chœur l'assemblée des rats. Mais quand il s'agit de la mettre à exécution, serviteur.

Quand Oscar Wilde fut condamné pour les faits que l'on sait, l'opinion, en France, fut à peu près unanime sur l'affaire. Personne, ouvertement, n'approuva la vilenie assez ridicule de ses mœurs. C'est tout au plus si des philosophes, d'indulgente hardiesse, firent observer que ces mœurs, condamnables au point de vue social, ne l'étaient peut-être pas au point de vue de la morale individuelle absolue. Pure discussion théorique, d'ailleurs. Tout le monde eût compris et approuvé que, si le scandale causé par M. Oscar Wilde avait été réellement patent, il eût été condamné à quelques semaines de prison. La disqualification sociale qu'entraînait cette peine légère paraissait suffisante pour punir un délit contre la société et son ordre accepté. Mais les légistes philosophes remarquèrent avec raison que ce qu'on prétendait punir en M. Oscar Wilde, ce n'était pas le scandale causé et l'exemple donné, mais bien l'outrage à ce qu'une loi de chez nous, abolie, appelait, de façon vague et périlleuse pour la liberté, « la morale publique et religieuse ». Les gens simplement humains étaient frappés surtout par la disproportion existant entre la faute et le châtiment, cet horrible hard labour qui est pire que notre détention cellulaire, déjà atroce. Tous, enfin, nous fûmes indignés de l'hypocrisie anglaise, prenant un bouc-émissaire des péchés de la nation. Car, j'en suis bien fâché pour les Anglais, mais, en dépit de la géographie, Londres est plus près de Sodome que le Caire ou Naples. Et ces sentiments, ces impressions que nous eûmes à la première heure n'ont pas changé. Je crois plutôt que la pitié est devenue plus forte quand on a su que, ruiné en plus, M. Oscar Wilde se trouvait dans un état déplorable, si bien que la folie ou la mort paraissaient devoir arriver pour lui avant qu'il eût accompli ses trois années de prison. Pourtant les lettrés dont le nom eût été le plns utile, indispensable même, à la démarche à tenter, se sont dérobés, malgré l'ordinaire facilité qu'on montre en pareil cas. Pourquoi ? Quelques-uns ont fait observer que la démarche était insolite. Jamais, en effet, il n'est venu à l'idée d'Anglais ou d'étrangers quelconques d'intervenir en faveur d'un homme condamné par les tribunaux de notre pays. Peut-être trouverions-nous à cet acte un caractère d'impertinente indiscrétion. Peut-être même ne ferait-elle que nuire à celui qni en serait l'objet. D'autres ont répondu que les lettrés, justement parce qu'ils étaient des « mandarins », devaient s'abstenir d'intervenir en faveur d'un homme qui eût été beaucoup plus excusable s'il eût été un pauvre diable ignorant et sans responsabilité. Les aristocraties, fussent-elles seulement des aristocraties intellectuelles, doivent se montrer plus sévères pour leurs membres que pour les hommes placés au-dessous d'elles. C'est une idée équitable. On a dit encore que la pensée de demander la grâce de M. Oscar Wilde était venue d'abord à certains hommes un peu compromis par son intimité ou, du du moins, trop enclins à ce paradoxe littéraire à la mode qui consiste à défendre l'étrangeté des mœurs par des raisons d'esthétique qui ne me paraissent pas valoir les vieilles coutumes. Argument sérieux, car j'avoue que, pour ma part, si j'étais disposé à signer la supplique dont on parle, je ne le ferais que si je ne voyais pas, au bas, figurer les noms de certains hommes qu'on peut qualifier d'hypocrites quand on les rencontre avec une femme ! Enfin — et c'est là une opinion que j'ai rencontrée chez des Anglais — on peut considérer que M. Oscar Wilde est victime (car il est certainement une victime) non de la tartuferie des Anglais, mais d'une nécessité impérieuse, d'une réaction qu'on ne peut qu'approuver contre les mœurs de la société londonienne. C'est ainsi qu'en 1835, le duel était défendu par les lois anglaises, ce qui n'empêchait pas qu'on se battait tous les jours. A défaut d'un Richelieu, le lord-chief voulut en finir : et un major de l'armée des Indes ayant, très galamment du reste, tué un de ses amis après une querelle de cabaret, on pendit bel et bien le duelliste. Depuis ce jour, plus de duels. On espérait qu'après la condamnation de M. Oscar Wilde, les petits télégraphistes resteraient sans amis dans la haute société qui les mêlait à ses fêtes.

Pour toutes ces raisons, qui sont d'importance, la supplique risque fort de ne pas réunir assez de signatures et des signatures assez notables pour qu'il soit séant de l'envoyer, ne dût-elle être qu'une manifestation platonique. Ceci, je le regrette. Il ne m'eût pas déplu de voir se créer, en Europe, une sorte d'Internationale des intellectuels et des lettrés. Ceci pourra se retrouver à l'occasion, si un cas se présente, moins délicat que celui dont je parle aujourd'hui. Cette solidarité des penseurs de tous pays serait une force, un incontestable progrès, tout en étant un retour à ce qui a existé déjà, surtout aux seizième et dix-huitième siècle. Il est certain qu'au moment de la Renaissance la patrie idéale des philosophes et des artistes fut une réalité. Il est vrai que le lien fut surtout religieux. Les protestants de tous les pays correspondaient ensemble, agissaient de concert, se solidarisaient et réunissaient leurs efforts. Les frontières n'existaient pas pour Etienne Dolet, Erasme, Mélanchthon, qui avaient de plus, pour correspondre, une langue unitaire, le latin. L'entente, philosophique cette fois, fut plus forte encore au XVIIIe siècle, et les rois se mirent de la partie et s'y prêtèrent. Voltaire, d'une part, correspondait assidûment avec les philosophes anglais, très émancipés dès le siècle précédent, et il était chambellan du roi de Prusse. Grimm et Diderot étaient les correspondants des princesses allemandes, très lettrées, et Diderot avait le titre de bibliothécaire de l'impératrice Catherine, qui lui avait donné à garder... ses propres livres. A cette époque, ce fut la langue française, que tout le monde parlait, qui devint l'instrument de l'unité de pensée. Si la Révolution se vit si aisément accueillie au début par l'Europe intellectuelle, si elle fut saluée par Alfieri — qui, plus tard, devait écrire son Misogallo, — si Clootz devint citoyen français effectif, tandis que Schiller en recevait le titre, c'est que l'influence française internationale avait été assurée par les philosophes du dix-huitième siècle. Alors, certes, une manifestation en faveur d'un lettré, de quelque nation qu'il fût, eût pu être écoutée, venant des lettrés de pays divers. La situation n'est plus la même aujourd'hui. Les intellectuels mêmes, en chaque pays, vivent fort sur le « quant à soi » et ne se connaissent pas toujours assez. Je crois qu'en cela comme en tout, l'individualisme porte ses fruits. Les penseurs se sentent très près de ceux qui pensent comme eux, quelle que soit la distance matérielle qui les sépare. Les contemplateurs de leur propre nombril, nombreux aujourd'hui, ont forcément un horizon très borné. Je regrette, en ceci encore, comme en bien des choses, l'état d'âme des écrivains des temps passés, qui — sans qu'il en coûtât à la notion respectable du patriotisme étroit — se sentaient concitoyens d'une patrie plus vaste et plus apaisée !

NESTOR.

The Grace of Oscar Wilde

I know that I am approaching a very delicate question here. But I am not afraid of these questions, especially those which I can approach with complete freedom, not being suspected, of speaking pro domo. This is the draft of a petition, addressed to Her Gracious Majesty Queen Victoria, by French and English readers, to solicit the pardon of Oscar Wilde. This project which, at first, seemed to have found a good reception in literary circles, was, on examination, more coldly received and seems to have to be abandoned. The bigwigs have slipped away. It was a bit like the story of the bell to attach to the cat's neck. “Excellent idea! shouted the assembly of rats in chorus. But when it comes to carrying it out, servant.

When Oscar Wilde was condemned for the facts that we know, the opinion, in France, was almost unanimous on the affair. No one openly approved of the rather ridiculous villainy of his morals. It is at most if philosophers, of indulgent boldness, pointed out that these mores, condemnable from the social point of view, were perhaps not so from the point of view of absolute individual morality. Pure theoretical discussion, moreover. Everyone would have understood and approved that, if the scandal caused by M. Oscar Wilde had been really patent, he would have been sentenced to a few weeks in prison. The social disqualification entailed by this light punishment seemed sufficient to punish an offense against society and its accepted order. But the philosophical lawyers rightly remarked that what was claimed to be punished in Mr. Oscar Wilde was not the scandal caused and the example given, but indeed the outrage that a law of ours, abolished , called, in a vague and perilous way for freedom, “public and religious morality”. Simply human people were struck above all by the disproportion between fault and punishment, this horrible hard labor which is worse than our already atrocious solitary confinement. All of us, finally, were indignant at English hypocrisy, taking a scapegoat for the sins of the nation. Because, I'm very sorry for the English, but, despite the geography, London is closer to Sodom than Cairo or Naples. And these feelings, these impressions that we had in the first hour have not changed. I rather believe that pity became stronger when it was known that, ruined moreover, Mr. Oscar Wilde was in a deplorable state, so that madness or death seemed to have to come to him before he had accomplished his three years in prison. However, the scholars whose name would have been the most useful, even indispensable, to the step to be taken, have slipped away, in spite of the usual ease one shows in such cases. Why ? A few commented that the approach was unusual. Never, in fact, has it occurred to the English or any foreigners to intervene in favor of a man convicted by the courts of our country. Perhaps we would find in this act a character of impertinent indiscretion. Perhaps it would even only harm the person whom it would be the object of. Others replied that the scholars, precisely because they were "mandarins", should abstain from intervening in favor of a man who would have been much more excusable if he had been a poor ignorant devil and without responsibility. Aristocracies, were they only intellectual aristocracies, must show themselves more severe towards their members than towards the men placed below them. It's a fair idea. It has also been said that the idea of asking Mr. Oscar Wilde's pardon came first to certain men somewhat compromised by his intimacy or, at least, too inclined to that fashionable literary paradox which consists in defending the strangeness of manners for aesthetic reasons which do not seem to me to be worth the old customs. A serious argument, because I admit that, for my part, if I were prepared to sign the petition we are talking about, I would only do so if I did not see, at the bottom, the names of certain men who can be call them hypocrites when you meet them with a woman! Finally — and this is an opinion that I encountered among the English — one can consider that Mr. Oscar Wilde is a victim (because he is certainly a victim) not of the arrogance of the English, but of an imperious necessity, of a reaction that one cannot but approve of against the mores of London society. Thus in 1835, dueling was forbidden by English law, which did not prevent people from fighting every day. Failing a Richelieu, the lord-chief wanted to put an end to it: and a major of the army of the Indies having, very gallantly moreover, killed one of his friends after a quarrel in the cabaret, the duelist was indeed hanged. Since that day, no more duels. It was hoped that after the condemnation of Mr. Oscar Wilde, the petty telegraphers would remain friendless in the high society which mingled them at its parties.

For all these reasons, which are important, the petition is in great danger of not bringing together enough signatures and signatures notable enough for it to be appropriate to send it, even if it were only to be a platonic manifestation. This I regret. It would not have displeased me to see the creation in Europe of a kind of International of intellectuals and scholars. This may be found on occasion, if a case arises, less delicate than the one I am talking about today. This solidarity of thinkers from all countries would be a strength, an undeniable progress, while being a return to what already existed, especially in the sixteenth and eighteenth centuries. It is certain that at the time of the Renaissance the ideal homeland of philosophers and artists was a reality. It is true that the link was above all religious. Protestants from all countries corresponded together, acted in concert, united and combined their efforts. Borders did not exist for Etienne Dolet, Erasmus, Melanchthon, who also had, to correspond, a unitary language, Latin. The understanding, philosophical this time, was even stronger in the 18th century, and the kings took part and lent themselves to it. Voltaire, on the one hand, corresponded assiduously with the English philosophers, very emancipated from the previous century, and he was chamberlain to the King of Prussia. Grimm and Diderot were the correspondents of the highly educated German princesses, and Diderot had the title of librarian to Empress Catherine, who had given him to keep... his own books. At that time, it was the French language, which everyone spoke, which became the instrument of unity of thought. If the Revolution saw itself so easily welcomed at the beginning by intellectual Europe, if it was hailed by Alfieri - who, later, was to write his Misogallo - if Clootz became an effective French citizen, while Schiller received the title, it is that the international French influence had been ensured by the philosophers of the eighteenth century. Then, certainly, a demonstration in favor of a scholar, of whatever nation, could have been listened to, coming from scholars of various countries. The situation is no longer the same today. Even the intellectuals, in each country, live very much on the "as to themselves" and do not always know each other well enough. I believe that in this as in everything, individualism pays off. Thinkers feel very close to those who think like them, regardless of the material distance that separates them. The contemplators of their own navel, numerous today, necessarily have a very limited horizon. I regret, in this again, as in many things, the state of mind of the writers of times gone by, who—without it costing the respectable notion of narrow patriotism—felt themselves fellow-citizens of a vast fatherland. and more peaceful!

NESTOR.

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